Il lui avait fallu une dizaine de secondes pour
comprendre dans quelle situation il se trouvait.
Encore quelques-unes pour les dénombrer et
constater leur grande diversité.
Une autre demi-douzaine pour comprendre que ce
n’était pas gagné.
En somme, comment s’en sortir ? Foncer ou bien
demander de l’aide… ? Non, il ne voulait la pitié de personne ! Il
était assez grand pour se débrouiller seul !… Quoique…
-
Señor… tenta
un homme en tablier, ¿ Necesita ayuda ?
L’autre poussa un soupir à fendre l’âme, puis se
tourna vers le vendeur.
-
Perdón,
me acabo de mudar,
avoua-t-il, gêné. No entiendo muy bien.
“Ah, un étranger, évidemment !
soupira l’espagnol. Il a un bon accent… Mais bon, il ne doit pas être bien
doué, tout de même, pour ne même pas savoir se débrouiller dans un
supermarché…”
-
Can you
speak english ? tenta-t-il alors pour faciliter la conversation.
-
Oh,
yes ! se réjouit le client.
-
Perfect !
So…
Il indiqua au client où trouver les fournitures
dont il avait besoin. Une fois qu’il en fut débarrassé, il poussa un soupir de
soulagement. Ah, ces étrangers…
Ledit client, lui, grogna de frustration.
-
Sabía
perfectamente que las frutas rojas eran manzanas, idiota, déclara-t-il dans un
espagnol parfait. J’en ai peut-être trop fait… songea-t-il en utilisant
instinctivement sa langue natale, le français. Bon, les consignes sont les
consignes, je ne vais pas chipoter.
Il se balada un moment dans les rayons, une main
dans la poche de son blouson, à la recherche de tapas. Il ne pouvait
raisonnablement pas ignorer la cuisine locale lors de son séjour ici. Il le
savait très bref et ne tenait pas à le gâcher. Dès demain, il irait récupérer
l’objet de sa mission avant de repartir aussitôt pour la France. En attendant,
il n’avait qu’à jouer le touriste paumé.
Ael se demandait jusqu’à quelle heure étaient
ouverts les bars espagnols…
Lorsque le jeune homme regagna sa chambre d’hôtel,
le soleil avait déjà envahi les rues de Madrid. Il s’étira avant de se rendre
dans la salle de bain pour un passage obligatoire par la douche. Le miroir de
la pièce lui renvoya la grimace d’un jeune homme au teint pâle et aux yeux
soulignés par de vilains cernes. Il poussa un soupir à fendre l’âme et alla
s’enfermer dans la cabine de douche. Le jet d’eau froide le débarrassa des
lambeaux de sa nuit avinée.
-
Il va me
falloir un tube d’Alka-Seltzer, moi… P’tain, ma tête…
Après s’être décrassé, il enfila une
chemise noire avec un pantalon de même couleur. Il regroupa ses cheveux trop
longs à la va-vite à l’aide d’un élastique avant de saisir sa besace, son
portable et de sortir. Une femme de chambre la salua avec une extrême
politesse, mais il ne prit même pas la peine de répondre. A l’accueil, il remit
la clé à une charmante hôtesse.
-
¿ Su estancia es así ? s’enquit-elle en souriant.
-
Awful,
répliqua-t-il en danois avec un malin plaisir.
La jeune femme ne comprit évidemment pas, se
contentant de sourire avec une patience polie. Ael haussa les épaules et
franchit les portes vitrées. Malgré l’heure matinale, les rues étaient noires
de monde. Il consulta le plan qu’il avait téléchargé la veille sur son
portable. Madrid était divisé en vingt et un districts, eux-mêmes subdivisés en
près de cent vingt neuf quartiers. Comment allait-il retrouver son chemin à
travers ce véritable dédale ? Son écran afficha soudainement un nom alors
qu’une chanson de David Bowie s’élevait de son mobile. Agacé, Ael songea un
moment à ignorer l’appel, mais il doutait que sa collègue apprécie…
Il décrocha.
-
Oui,
qu’est-ce qu’il y a ? marmonna-t-il.
-
Oh, la voix
pâteuse !
-
Super
nouvelle… Qu’est-ce que tu me veux, Edda ?
Il imaginait parfaitement la jeune femme assise à
une terrasse, en train de siroter son café, jambes élégamment croisées, lunettes
de soleil sur le nez, s’amusant de sa voix lasse.
-
Tu n’étais
pas beau à voir, hier soir, minauda-t-elle, joueuse.
-
Hn, fut sa
seule réponse.
-
J’ai dû
encore venir te récupérer alors que tu vomissais dans un égout. Qu’est-ce que
tu cherches, un coma éthylique ?
Sa voix était maintenant froide, tranchante comme
un rasoir. Ael jugea plus prudent de ne rien répondre.
-
Je parie
que tu ne sais pas où te diriger, reprit Edda sur un ton plus léger. Ils ne
t’ont pas donné de lieu de rendez-vous, n’est-ce pas ?
-
Tu devines
bien, en effet…
Et il raccrocha avant de se noyer dans la foule.
Quelques secondes plus tard, il était suivi comme son ombre par une femme aux
cheveux blonds coupés au niveau des épaules.
-
Métro, lui
indiqua-t-elle.
Une fois embarqués, les deux collègues attendirent
sans un mot. Edda coulait de temps à autre un coup d’œil à cet homme qu’elle
connaissait depuis quelques années maintenant. Une nouvelle fois, elle s’étonna
de son air si dur, de ses yeux vides, du masque qui recouvrait son visage, ne
laissant transparaître aucune émotion. Elle avait pendant longtemps tenté de
l’apprivoiser, mais elle avait fini par y renoncer.
Ael n’était pas un homme qu’elle pouvait tenir en
laisse.
Quand elle se leva, il suivit le mouvement. Tous
deux émergèrent dans une rue vaste, grouillante de monde et décorées de
drapeaux de la gay pride. Ael leva les yeux sur le panneau à la sortie de la
bouche de métro. Evidemment, Chueca, le quartier gay de Madrid…
-
Edda,
gronda-t-il.
-
Je n’y peux
rien si la patronne aime te taquiner ! protesta sa collègue. Depuis
qu’elle a appris que tu avais eu une liaison autrefois avec un hybride, elle
n’arrête pas de te faire ce genre de blagues !
Ael soupira et se pinça l’arête du nez
entre deux doigts, fatigué du cirque de ses supérieurs. Cela ravivait tant de
souvenirs en lui… Il les chassa rapidement.
-
Alors,
où ? demanda-t-il d’un ton pressant.
-
Suis-moi,
sourit Edda.
Ils marchèrent un moment à travers les rues
ensoleillées de Chueca. Ael préférait contempler ses pieds plutôt que
d’observer autour de lui. Repenser à lui provoquait toujours cette brûlure dans
la poitrine… Elle prenait toujours un malin plaisir à venir le torturer
lorsqu’il s’y attendait le moins. Serrant les dents, il pressa le pas.
-
Nous y
sommes, indiqua soudain Edda.
Ils pénétrèrent un bâtiment recouvert de
bâches. Des panneaux interdisaient quiconque de pénétrer dans le chantier, mais
les deux collègues en passèrent outre. Edda jura quand ses talons aiguilles
s’enfoncèrent dans la boue, manquant de la déséquilibrer. Ils passèrent à
l’intérieur de la structure inachevée, comme un squelette de béton dépourvu de
chair. Edda et Ael repérèrent une lueur au loin et s’arrêtèrent à sa lisière.
Posée sur une caisse reposait une lampe torche braquée sur une silhouette à qui
on avait passé une camisole de force. Le visage était masqué également. Edda
tapa rapidement quelque chose sur son portable avant de le tendre à son
collègue pour qu’il puisse le lire. Procédé habituel. Ils livrent le colis
et l’argent puis le laissent jusqu’à ce qu’on vienne le chercher. Ael grogna. Il avait parfaitement
compris, elle n’avait pas besoin de lui faire un dessin. Elle lui montra son
écran d’un geste furieux. Pas de bruit ! Tu sais très bien que c’est
DANGEREUX ! Ce mot,
combien de fois Ael l’avait entendu depuis qu’il avait été embauché… Il
acquiesça et s’approcha de la silhouette dont il prit le pouls. Apparemment,
elle était inconsciente… Le jeune homme lui injecta une dose de sédatif
pour prévenir tout risque. Edda s’était éloignée pour contacter leur
superviseur. Le jeune homme se redressa.
-
Et un
nouveau pensionnaire pour la brigade…
Ael avait allongé leur victime sur la banquette
arrière avant de s’installer à ses côtés. Un homme d’une quarantaine d’années
était assis à la place du conducteur. Il se tourna vers Ael à qui il offrit un
grand sourire.
-
Au plaisir
de te revoir, mon grand !
-
De même,
Eyck, répondit Ael par politesse.
Le dénommé Eyck éclata de rire alors qu’Edda
s’installait à la place du mort. Elle et le conducteur se considérèrent
froidement. “Pas encore”, se surprit à supplier intérieurement Ael.
-
Eyck.
-
Edda.
-
…
-
…
-
Pourrais-tu
démarrer ?
-
Je
pourrais, oui.
-
Je vois.
-
…
-
…
Finalement, tous deux jetèrent un regard à Ael qui
feignit de ne s’apercevoir de rien en fixant avec intensité la vitre, comme si
cela pouvait être la chose la plus intéressante au monde.
-
Ael… commença
Edda.
-
Non,
l’interrompit net le jeune homme.
-
Allez, s’il
te plaît !
-
Non.
-
Je ne veux
pas rester à côté de cet individu !
-
J’ai une
nuit à récupérer.
Et il ferma les yeux, ignorant les
soupirs de sa partenaire de mission. Pourquoi fallait-il que ces deux-là
sortent ensemble et surtout, pourquoi se disputaient-ils avant chaque départ en mission ?! Ils n’allaient
pas tarder à se rabibocher, d’accord, mais cette scène était d’un
pénible ! Quoique… Il commençait presque à s’y habituer. Ael rouvrit
doucement les yeux, sans bouger un seul muscle. Son regard se porta par-delà la
vitre, alors que la voiture avançait à une allure d’escargot à cause des
bouchons. Il pensa à ses tapas, cachés au fond de son sac et se permit un
minuscule sourire. Il avait hâte de voir leur tête… Son regard se posa sur
la silhouette dont il avait déposé la tête sur ses cuisses. Lentement, ses
doigts défirent le noeud qui maintenait en place le tissu qui recouvrait la
tête de l’individu. Son cœur se serra en constant qu’il s’agissait d’une fille,
assez jeune, qui plus est. Son visage était marqué de bleus.
-
Tu devrais
arrêter, Ael.
Sans rien laisser transparaître de sa tristesse, le
jeune homme leva les yeux vers Edda qui, elle, avait un air douloureux sur le
visage. Mais cette souffrance n’était pas adressée à la jeune fille, elle lui
était destinée…
-
A trop
t’impliquer, tu vas en souffrir… Tu es le mieux placé pour le savoir, non
? Ces êtres sont dangereux, plus que tout au monde. Nous ne pouvons pas les
laisser se balader librement parmi les humains.
-
… Edda ?
-
Oui ?
-
Tu crois
vraiment qu’ils… ne trouveront jamais de place ? Tu ne crois pas que
la société pourrait les accepter ?
-
Impossible.
Réponse dure, nette, intangible, toujours la même.
Ael reporta son regard sur la jeune fille qui dormait paisiblement et entreprit
de la libérer de sa prison de tissu. Elle était nue sous la camisole… Il
fouilla dans sa besace et trouva des vêtements de rechange. Il l’habilla d’un
large sweat-shirt et d’un pantalon qui bâillait autour de sa taille, mais il
n’avait rien de mieux à lui fournir. Eyck, qui observait discrètement son
manége, eut un petit sourire crispé. Il détestait quand Ael faisait ça. Ils
ignoraient quel genre de pouvoir cette gamine pouvait posséder ! Au moins,
la camisole aurait pu restreindre ses mouvements si elle décidait de les
attaquer, mais Ael s’en fichait. Alors qu’ils faisaient route vers l’un des six
pensionnats de la brigade, le jeune homme appliquait même de la pommade sur les
bleus de la fillette.
Edda, elle, souriait. S’il lui arrivait
parfois de douter de l’humanité d’Ael, ses questions étaient toujours balayées
quand elle le voyait s’occuper des pensionnaires.
Il leur fallut près de dix heures de
route pour qu’ils parviennent à destination, dix heures que Eyck mit à profit
pour se réconcilier avec sa chérie qui, bien que réticente au départ, finit par
accepter son invitation au restaurant. Il faisait nuit noire quand la voiture
atteignit un gigantesque portail high-tech. Dans une loge veillait un gardien.
Une fois que Eyck eut présenté son badge, la voiture fut autorisée à passer. Le
véhicule s’engagea dans une large cour bétonnée où étaient disposés quelques
bancs agrémentés de buis en pot. A peine le moteur fut-il coupé qu’une activité
de fourmi se mit en branle. Des hommes et des femmes en blouse vinrent cueillir
le corps de la jeune fille pour l’emmener sans plus de cérémonie et un homme en
costume entraîna Eyck dans son sillage pour qu’il lui fasse son rapport. Ael
observa silencieusement cette activité avant de sortir de la voiture à son
tour.
-
Où
vas-tu ? l’interrogea Edda. Ça te dirait qu’on aille boire un verre ?
-
Une autre
fois, répondit Ael.
-
Un jour, tu
finiras bien par accepter.
-
…
-
Dis, Ael,
je peux te poser une question ?
-
Tu peux
toujours, mais rien ne garantit que je réponde.
-
Tu comptes
jouer encore combien de temps ici ?
-
Jouer ?
répéta le jeune homme, surpris.
-
Non, rien,
laisse tomber. Je vais garer la voiture. On se voit demain.
-
Oui…
Et elle démarra. Ael se gratta l’arrière du crâne
puis haussa les épaules. Sa besace en travers de l’épaule, il marcha vers le
plus imposant bâtiment. Il consulta sa montre. Le premier service était aux
alentours de six heures, cela lui laissait à peine le temps de se reposer. Des
bruits de pas légers attirèrent soudain son attention. Sans modifier le rythme
de sa marche ou laisser paraître ne serait-ce une émotion sur son visage, Ael
glissa la main dans sa sacoche avec une lenteur calculée. Ses doigts se
refermèrent sur la crosse de son revolver…
-
Ka-poum !
Ael sentit quelque chose fondre sur lui à la
vitesse de l’éclair. Il analysa la situation en un clin d’œil et lâcha son
arme.
-
Gof !
Ne me fais pas peur comme ça, voyons !
Dans ses bras, le dénommé Gof souriait de toutes
ses dents. Ael sentit qu’on tirait sa chemise et baissa les yeux vers une
fillette à la moue boudeuse.
-
Ce n’est
pas juste, moi aussi je veux mon câlin !
-
Le
couvre-feu est passé, me semble-t-il, fit remarquer Ael, sourcils froncés. Ne
devriez-vous pas être dans vos chambres, tous les deux ?
-
Bah… émirent
les deux enfants.
L’expression sévère d’Ael fondit pour laisser place
à un tendre sourire. Il ouvrit les bras pour pouvoir prendre également Julie
contre lui. La fillette ne s’en fit pas prier. Jaloux, Gof lui donna un coup de
coude pour qu’elle se pousse, ce à quoi elle répondit par un coup de pied.
-
Allons,
allons, les sépara Ael, pas de bagarre. Allez donc vous coucher, plutôt.
-
Tu nous as
ramené un cadeau de l’extérieur ? le pressa Gof.
-
Oui, mais
vous ne l’aurez que demain matin, répliqua Ael. Là, vous allez au lit.
-
Tu viens
avec moi, alors ! réclama Julie.
-
Ah non,
avec moi ! protesta Gof.
-
Non,
moi !
Vu comme ils étaient partis, ils n’étaient pas
prêts de se calmer ! Ael se crispa quand les enfants levèrent un regard
larmoyant sur lui. Alors ça, c’était un coup bas !
-
Très bien,
très bien, capitula-t-il, incapable de faire face à un tel regard. Venez dormir
avec moi. Mais lever à six heures !
-
Super !
Chacun saisit une main du jeune homme et tous trois
partirent en direction de sa chambre. Les enfants babillaient gaiement, heureux
que leur ami soit de retour. Ils lui racontaient mille choses, tout ce qui
s’était passé au pensionnat depuis son départ, deux jours auparavant. Ils
passèrent par des couloirs silencieux et lugubres où tous deux se turent. Julie
se serra un peu plus contre leur guide, effrayée. Les deux enfants n’auraient
jamais osé traverser seuls cette partie du pensionnat, mais c’était le seul
chemin possible pour se rendre dans la chambre d’Ael.
Le couloir interdit… Cette aile du
bâtiment était réservé aux pensionnaires aux capacités disons… dangereuses.
Seul Ael, en tant membre du personnel, y logeait. Ainsi, si quelque chose
dérapait au sein de cette section, il était le premier à devoir agir.
Le premier à être mort, avait un jour
ricané Eyck.
Aucun autre membre de la brigade n’y
logeait, bien trop effrayé par les pensionnaires. Mais Ael ne ressentait aucune
peur.
Il n’avait jamais ressenti de peur face à
l’un d’entre eux.
Le jeune homme sourit quand il vit une
bulle s’échapper d’une oreille de Gof. Lui aussi était nerveux, même s’il n’en
montrait rien pour faire le fanfaron devant Julie.
-
Gof, ton
pouvoir, lui chuchota-t-il.
-
Zut !
jura l’enfant.
Il se secoua. Ael cueillit la bulle qui s’était
échappée et qui se solidifia à son contact, telle une bille de verre. Il la
glissa dans la poche de son pantalon puis sortit sa clé, ornée d’un scoubidou
que lui avait offert Julie. Dès que la porte fut ouverte, les deux enfants se
précipitèrent dans la petite chambre spartiate. On y trouvait le strict
nécessaire : un bureau, une chaise, une armoire et un lit. Quelques livres
fleurissaient dans la pièce par piles branlantes. Julie et Gof se
débarrassèrent de leurs chaussures en chahutant avant de sauter sur le lit en
riant sous cape. Ael se déchaussa à son tour et déposa sa besace.
-
Chut, les
enfants, vous allez réveiller tout le pensionnat. Vous ne voudriez pas que
Thérèse vienne vous tirer les oreilles, quand même ?
-
Ah non, pas
le dragon !
-
Alors, au
lit !
Gof et Julie obtempérèrent illico et se glissèrent
sous les draps. Ael s’assit au bord du lit et leur fit une bise sur le front à
chacun.
-
Dormez,
maintenant…
Les enfants acquiescèrent, déjà enfoncés dans les
brumes du sommeil. Quelques minutes plus tard, ils dormaient comme des
bienheureux. Ael se leva et alla jusqu’à son bureau. A la lumière discrète
d’une petite lampe de poche, il se saisit d’un cahier dans lequel il rédigea
son rapport avec soin. Il se surprit à feuilleter les rapports précédents.
Depuis combien de temps travaillait-il pour la brigade maintenant ? Deux
ans ? Trois, plutôt. Il eut un sourire amer. Oui, trois ans…
Le jeune homme poussa un soupir et se
laissa aller contre la chaise. Ses doigts, comme mus par une quelconque
habitude, se refermèrent sur la poignée d’un tiroir. Il allait le regretter,
mais… c’était plus fort que lui. Il ouvrit le tiroir où reposaient
quelques armes ainsi que deux mouchoirs pliés. Et, tout au fond, un petit
carnet. Ael le prit presque religieusement et, après quelques hésitations, il
l’ouvrit. Sur la première page était collée une photo de ses parents qui
souriaient à l’objectif, heureux. Son cœur se serra, mais ses doigts avaient
déjà tourné la page. Il était là, entouré de ses camarades de terminale, alors
que leurs années de labeur s’achevaient enfin. Sur la photo suivante, on le
voyait en compagnie d’une jeune femme rousse. Il ne put retenir un sourire
triste, cependant, sa main avait déjà rabattu la page. Un autre cliché, lui,
tenant un minuscule nourrisson dans les bras… Les larmes vinrent
humidifier ses yeux.
Il parcourait silencieusement les
dernières années de sa vie quand une photo s’échappa et tomba à terre. Ael se
figea, n’osant même pas baisser les yeux. Finalement, il se pencha et ramassa
la photo. La seule qui lui restait. Dessus, un jeune homme blond lui souriait
de toutes ses dents. Le cliché se mit à trembler entre ses doigts. Il n’avait
jamais eu le courage de le jeter… Il se demanda une nouvelle fois s’il
arriverait un jour à se libérer de son emprise.
Le jeune homme referma le tiroir d’un
mouvement sec. La nuit allait être longue…
Quand Gof et Julie émergèrent de leur
sommeil, il devait être aux alentours de sept heures du matin. Ael était en
train de lacer ses chaussures, vêtu d’une sorte de combinaison vert
bouteille.
-
Ah, vous
êtes réveillés, leur sourit-t-il. Allez, debout, les crapules ! Je vous
emmène au réfectoire avant de me mettre au boulot.
Les enfants répondirent par un grognement qui en
disait long sur leur état encore cotonneux. Ils sortirent et Ael prit soin de
refermer la porte à clé derrière eux. Le soleil inondait le pensionnat de ses
rayons chaleureux, révélant l’étendue du vaste complexe. Implantés sur un
terrain de deux hectares, plusieurs bâtiments aux allures défraîchies
s’élevaient de sorte à former un U gigantesque, créant ainsi une cour
tristement vide.
Alors qu’ils parcouraient le couloir interdit,
l’une des portes s’ouvrit sur un mastodonte au crâne rasé.
-
Ah tiens,
t’es revenu, constata le pensionnaire en avisant Ael, retenant à grand-peine un
bâillement.
-
Bonjour,
Greuz. C’est rare de te voir aussi matinal.
-
C’est
croissants ce matin.
-
Je vois.
-
Ils font
quoi là, les gamins ?
Lesdits gamins étaient fermement accrochés aux
jambes du jeune homme, comme s’ils avaient peur qu’il se volatilise, les
laissant seuls et à la merci de ce géant aux allures d’ogre.
-
Je les
accompagne au réfectoire, répondit Ael. Tu te joins à nous ?
-
OK.
Ainsi, la petite troupe poursuivit son chemin,
flanquée de l’impressionnante présence de Greuz. Ils débouchèrent sur un vaste
hall où allaient et venaient une centaine de pensionnaires. Beaucoup saluèrent
Ael au passage, s’arrêtant même pour pouvoir échanger quelques mots.
Quelques-uns se joignirent à eux en direction du réfectoire. Tous longèrent un
nouveau couloir qui les mena à une immense cantine tout en longueur où les
tables étaient alignées côte à côte. Au fond de cette pièce, une dizaine de
personnes s’affairaient derrière leur comptoir pour servir les pensionnaires.
L’eau à la bouche, Gof et Julie se précipitèrent pour attraper un plateau et
aller vite chercher de quoi se nourrir. Ael, après avoir pris congé des
pensionnaires, passa derrière le comptoir, suivi de Greuz.
-
Ah,
Ael ! Tu tombes bien !
Edda, vêtue d’une blouse, mains emprisonnées dans
des gants en plastique et les cheveux regroupés dans une résille, lui offrit un
large sourire. Son regard vacilla un instant en apercevant la silhouette
imposante du pensionnaire qui suivait son coéquipier, mais elle se reprit bien
vite.
-
Bonjour,
Greuz.
-
Bonjour,
Edda.
-
Allez à
l’arrière pour le petit-déjeuner. Eyck voudrait vous parler.
Greuz était le seul pensionnaire à être également
un agent de la brigade. Il participait aux missions qui étaient qualifiées de
dangereuses où il fallait parfois affronter d’autres personnes possédant des
capacités surnaturelles. Mais sa carrure d’ancien boxer et son pouvoir en
effrayait plus d’un, si bien que peu d’agents se bousculaient pour partir en
mission avec lui.
A une table située au fond d’une immense cuisine,
étaient attablés quelques agents, dont Eyck, vêtu d’une combinaison en tout
point semblable à celle d’Ael. Il adressa un sourire crispé au jeune homme qui
tirait une chaise pour s’asseoir près de lui, accompagné de Greuz.
-
Tu voulais
nous voir ? demanda Ael en piochant dans une corbeille de pain face à lui
alors que le pensionnaire dévorait déjà un croissant.
-
J’ai vu la
patronne hier.
Greuz arrêta de mâcher sa viennoiserie et son
regard s’assombrit. Il n’aimait pas la patronne, tout comme il n’appréciait pas
comment elle traitait les pensionnaires.
Comme des bombes à retardement…
-
Qu’est-ce
qu’elle veut ? grogna-t-il.
-
Nous
renvoyer en mission, répondit Eyck.
-
Déjà ?
s’étonna Ael. On est rentré hier !
-
Oui, mais
un de nos agents est injoignable. Il devait rentrer il y a deux jours avec un
pensionnaire assez dangereux, mais aucune nouvelle de lui depuis qu’il a passé
la frontière allemande.
-
Et nous on
doit aller voir ce qui se trame là-bas, c’est ça ? soupira Ael. Je ne suis
pas payé pour réparer les pots cassés des maladroits !
-
Ael, c’est
de notre collègue qu’il s’agit, lui rappela Greuz en fronçant les sourcils.
-
Ouais,
mais…
-
Alors il est
normal que nous allions voir. Imagine qu’il soit en danger !
-
C’est
sûrement le cas, acquiesça sombrement Eyck. La patronne pense à un coup de
l’anti-brigade.
Ael se tendit. L’anti-brigade était un groupe
d’insurgés, des anciens pensionnaires qui s’étaient rebellés contre la brigade
et qui cherchait aujourd’hui à la détruire.
En d’autres termes, il s’agissait de
leurs ennemis. Ael coula un regard à Greuz qui semblait aussi ébranlé que lui.
Il détestait avoir à combattre ses semblables, mais ses services en tant
qu’agent de la brigade étaient souvent requis lors de missions de ce genre.
-
Départ fixé
à quatre heures du matin, conclut Eyck. Soyez prêts à partir.
Et il acheva sa tasse de café.
Julie et Gof avaient dévoré avec
ravissement les tapas que leur avait apporté Ael avant de courir jouer
ailleurs, laissant le garçon à son travail. Ce dernier enfila ses gants de
caoutchouc avant de plonger ses mains dans l’eau brûlante. Ses doigts
agrippèrent la serpillière qu’il tordit au-dessus de son seau avant de la
déposer à terre. Se saisissant de son balai, il replia le tissu humide avant de
frotter le sol avec énergie. Homme d’action à l’extérieur, homme de ménage à
l’intérieur, voilà la vie qu’il menait aujourd’hui au sein de la brigade, tout
comme n’importe quel agent. Ainsi, Edda travaillait aux cuisines et Eyck en
tant qu’éducateur auprès des plus jeunes pensionnaires. Mais, une fois qu’ils
quittaient le pensionnat, ils reprenaient leurs armes.
Comme une double vie.
Ael se redressa pour ouvrir les fenêtres
du couloir et permettre au sol de sécher plus rapidement. Son regard se perdit
dans le vague alors qu’un vent léger s’engouffrait dans le couloir et gonflait
ses vêtements. Il songeait à la mission qu’on venait de lui confier.
L’anti-brigade… hein ?
-
Ael.
Le garçon se retourna. Derrière lui, Greuz.
-
On pourrait
aller la voir, avant de partir ? J’y tiens, et j’ai besoin d’être
accompagné pour sortir du pensionnat. Tu connais la loi.
-
Ouais… Je
finis ce couloir et on y va.
-
Merci.
Une heure plus tard, Greuz et Ael se retrouvaient
sur le parking du personnel de la brigade. Ael sortit les clés de sa voiture et
fronça les sourcils en voyant le pensionnaire pousser un soupir.
-
Ben
quoi ?
-
Tu ne t’es
toujours pas décidé à changer de caisse ?
-
Elle est
très bien, ma voiture !
-
C’est un
tombeau sur roues ! Elle va finir par te lâcher en pleine autoroute,
faudra pas te plaindre !
La “caisse” en question était une Buick Century,
une voiture datant des années 70 dont Ael était indéniablement amoureux. Elle
mesurait environ cinq mètres de long, ce qui n’était plus très courant de nos
jours et la carrosserie avait une teinte rouge cerise. Parfaite, assénait Ael.
Mais Greuz disait plutôt qu’elle était d’une longueur affligeante et d’une
couleur douteuse.
-
Si tu continues
à la critiquer, je te laisse ici, prévint Ael.
-
C’est bon,
je n’ai rien dit.
Ils montèrent et le conducteur fit ronronner le
moteur. Une fois passé le poste de sécurité, la voiture s’engagea dans un
dédale d’allées avant de rejoindre une route bétonnée.
-
Toujours
pas de changement depuis la dernière fois ? questionna Ael.
Greuz hocha négativement la tête, le visage sombre
et les yeux habités de fantômes. Une fois de plus, Ael se demanda si son ami
arriverait un jour à se pardonner… Il repensa à la photo de la jeune femme
rousse dans son carnet et ses doigts se resserrèrent sur le volant.
-
Nous serons
à l’hôpital dans une vingtaine de minutes.
-
Oui…
Le reste du trajet se passa dans le silence le plus
complet jusqu’à ce qu’ils arrivent en ville. Ils se garèrent dans le parking
réservé aux visiteurs.
-
On n’a pas
beaucoup de temps, soupira Ael en consultant sa montre. Eyck veut qu’on soit
rentré tôt.
-
Alors
dépêchons-nous.
-
Hum.
La chaleur qui régnait dans l’hôpital était moite
et désagréable. Greuz, imperturbable, marcha à travers le hall sans passer par
l’accueil. Après tout, ce n’était pas la première fois que lui et Ael venaient.
Ils connaissaient le chemin. Arrivés à la chambre, ils échangèrent un regard
puis entrèrent. Dans la pièce, un seul lit où reposait une jeune femme. Un
tuyau perçait sa gorge et les bips d’une machine venaient rythmer l’atmosphère
tendue.
-
Cela va
faire combien de temps ? murmura Greuz.
-
Bientôt
deux ans, répondit Ael, l’estomac noué.
-
Deux
ans…
Le pensionnaire se laissa tomber sur une chaise,
près de cette fille, sa victime. Deux ans déjà s’étaient écoulés depuis qu’il
avait perdu le contrôle de son pouvoir, deux ans qu’elle dormait ici, dans
cette pièce, sous l’œil des caméras de la brigade.
Deux ans… Ael s’assit au bord du lit
et attrapa une main. Chaude… Il sourit.
-
Bonjour,
Gabrielle…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire