Ael enfila rapidement son manteau. D’une
main experte, il vérifia que son revolver était bien chargé puis le glissa dans
son étui, sous son aisselle. Il attacha rapidement ses cheveux, une tartine de
pain entre les dents. Alors qu’il se chargeait de sa besace, il sortit ses clés
pour verrouiller la porte sa chambre. Il parcourut cet espace des yeux une
dernière fois avant de rabattre le battant derrière lui. Le jeune homme jeta un
coup d’œil à sa montre. Il avait encore le temps.
Il quitta le bâtiment pour rapidement
traverser la cour et rejoindre celui d’en face, interdit à tout pensionnaire.
Seul le personnel y avait accès. On y trouvait des bureaux, des chambres (la
plupart des agents de la brigade logeant ici), des salles vides, une cuisine et
quelques autres pièces destinées au confort et à l’entraînement des agents. Ael
s’engagea dans l’escalier le plus proche et monta au troisième étage. Il
n’avait normalement pas le droit d’y pénétrer, mais on le laissa passer.
C’est ici qu’étaient amenés les
pensionnaires la première fois. Ils subissaient une batterie de tests pour
déterminer leur pouvoir, leur état mental et leur santé. Ensuite, les
supérieurs de la brigade choisissaient l’un de leurs six établissements où le
pensionnaire serait le mieux surveillé et pris en charge. Il était déjà arrivé
que les tests se passent mal et que les pensionnaires perdent pied, terrifiés
ou en colère.
Dans ces cas-là, la brigade choisissait
souvent de l’abattre.
Ael se dirigea vers un lit où reposait
une toute jeune fille qui dormait profondément. Il s’agissait de la
pensionnaire espagnole qu’il avait récupérée à Madrid. Il jeta un rapide coup
d’œil aux résultats de ses tests. Il sentit soudain une main lui asséner une
légère tape à l’arrière du crâne.
-
Elle va
bien, alors cesse de te faire du mouron !
-
Thérèse !
Une femme d’âge mûr à l’air revêche fronçait les
sourcils en le dévisageant. Elle lui reprit sèchement le dossier des mains.
-
Je vais
finir par t’interdire l’accès à l’infirmerie ! le prévint-elle.
-
Mais…
-
En plus,
j’ai entendu dire que tu avais une mission. Tu devrais être en train de te
reposer plutôt que de venir rôder ici !
Dans d’autres cas, il arrivait que l’on parvienne à
calmer les pensionnaires. Thérèse y arrivait, en tout cas. Elle n’hésitait pas
à aller au-devant du danger, à s’exposer au pouvoir complètement hors contrôle.
Elle se présentait mains en l’air, bras ouverts comme une invitation,
inoffensive, sûr d’elle. Grâce à elle, plusieurs avaient déjà été sauvés. Ael,
lui, y était déjà arrivé, une seule fois, avec Greuz. Cette action lui
conférait depuis une certaine liberté de mouvement, un statut d’agent à part.
Il se tourna vers la jeune espagnole qui
semblait paisible, ce qui acheva de le rassurer. Thérèse, le dragon, comme
disaient Gof et Julie, veillait. Il pouvait lui faire confiance.
-
Tu pars où
cette fois-ci ? lui demanda-t-elle.
-
En
Allemagne. Il semblerait qu’un agent se soit perdu dans les environs.
-
Je
vois… Et ? J’ai entendu dire que Greuz t’accompagnait.
-
La patronne
pense qu’il s’agit d’un coup de l’anti-brigade.
Thérèse ne put s’empêcher de grimacer. Si elle
était particulièrement tolérante vis-à-vis des pensionnaires, elle avait du mal
avec ceux de l’anti-brigade. Les perdus… Les hybrides perdus, voilà
comment ils étaient nommés ici.
Mais Ael haïssait ce nom, tout comme il
abhorrait le fait qu’on appelle les pensionnaires les hybrides.
Ils n’étaient pas le fruit d’une union
abjecte entre un facteur inconnu et un homme, ils appartenaient au genre
humain, tout simplement !
Mais quand ils voyaient que même les
homosexuels ou les lesbiennes étaient traités avec condescendance et chassés,
il comprenait que jamais ces “hybrides” ne seraient acceptés. Quand on ne
pouvait déjà pas accepter un être normal, comment pouvait-on admettre une
personne aux capacités dépassant l’entendement ?
Ce n’était pas dans l’habitude des
humains de consentir à la différence, et c’est en partie cela qui rendait le
monde bien triste…
-
Willkommen
in Deutschland.
-
Danke,
répondit Eyck avec naturel.
Une fois les passeports vérifiés, la voiture fut
autorisée à passer le poste de frontière. Il faut dire que le macaron avec le
logo de la brigade apposé sur le pare-brise avait poussé les gardes à ne pas
trop s’attarder. Ils n’avaient pas envie de se frotter à cette association
qu’on disait pire qu’une mafia.
Eyck conduisait souplement, mais Edda ne
pouvait s’empêcher de critiquer à tout bout de champs, si bien qu’il finit par
donner de violents coups de volant à droite à gauche pour la faire taire.
-
Mais ça ne
va pas la tête ?! finit-elle par s’énerver. Tu vas arrêter d’essayer de
nous tuer ?!
-
J’essaie
juste de faire en sorte que tu ne me casses plus jamais les oreilles !
Et il accompagna ses paroles d’un nouveau coup de
volant. Ael faillit valser contre Greuz, mais parvint à demeurer assis. Il
foudroya le conducteur du regard, sentant sa patience s’amenuiser au fil des
minutes.
-
Vous n’allez
pas finir par la fermer ?! explosa-t-il soudainement.
Le couple, penaud, se tint tranquille quelques
secondes avant de recommencer à se chercher des poux, mais à voix basse, ce
coup-ci. Soulagé qu’Eyck ne menace plus toutes les trente secondes de les
envoyer dans un fossé, Ael reporta son attention sur l’autoroute sur laquelle
ils filaient à vive allure. A côté de lui, Greuz feuilletait le dossier que
leur avait remis Eyck à leur départ. Leur superviseur leur avait donné les
grandes lignes.
-
Tous les
détails sont là, leur avait-il déclaré. Je veux que l’ayez lu avant qu’on
arrive. Notre destination est Munich, c’est là que nous avons perdu l’agent.
Notre dernier contact remonte à trois jours auparavant. Nous devons nous
attendre au pire.
Greuz était en train de mémoriser la
carte des réseaux de Munich.
-
C’est un
véritable labyrinthe, admira-t-il.
-
On agit
comme d’habitude ? questionna Ael.
-
Pas cette
fois-ci, soupira Eyck. Notre but est de boucler ça au plus vite. Alors, pour
une fois, on reste groupé et on ne prend pas d’hôtel : on va essayer de
repartir le soir même. Si ça dérape, éparpillez-vous dans Munich et cachez-vous
jusqu’à ce que ça retombe. Puis revenez en France. Tant que vous avez vos
boutons avec vous, on vous retrouvera.
-
Comme
l’agent perdu ? ricana Ael.
Son superviseur le foudroya du regard pour toute
réponse, mais le jeune homme s’en fichait éperdument. Par réflexe, il effleura
les deux boutons en forme de losanges où était gravé le symbole de la brigade.
Il les avait accrochés sur le col de son manteau et les sentait parfois
effleurer sa joue. C’était froid…
-
Est-on sûr
que c’est un coup de l’anti-brigade ? voulut savoir Greuz. Tiens, Ael, le
dossier.
-
On n’est
sûr de rien, soupira Eyck. Mais c’est rare qu’un agent disparaisse sans laisser
de trace.
-
C’est bien
ce qu’à fait l’ancien patron, non ?
Le conducteur grimaça.
-
Oui, c’est
ce qu’il a fait… Mais maintenant, nous avons notre patronne, elle est sexy
et jeune, elle ne laissera pas tomber la brigade.
-
Tout de
même, souffla Ael alors qu’Edda pinçait méchamment son petit ami, qu’une
pensionnaire dirige elle-même sa pension, il y a de quoi faire sourire.
Ils arrivèrent à Munich en début de soirée. La
ville était magnifique et étonnamment verdoyante avec ces nombreux parcs. Eyck
se gara d’ailleurs à proximité d’une des nombreuses entrées de l’un d’entre
eux, situé dans le quartier de Schwabing. Ael
se pencha sur la carte et détermina rapidement où ils étaient.
-
L’Englischer
Garten ? lut-il avec surprise.
-
Le
jardin anglais, acquiesça Edda. L’agent avait rendez-vous près de la tour
chinoise pour récupérer un hybride.
-
Je
t’ai déjà dit de ne pas les appeler par ce nom, siffla Ael.
La jeune femme allait
répliquer, mais le regard noir de Greuz l’en dissuada. Elle sortit de la
voiture et claqua violement la portière. Ael poussa un soupir puis se tourna
vers son ami.
-
Bon, hé
bien, allons-y.
L’Englischer Garten était un parc réellement
immense, plus étendu encore que Central Park à New-York. Il était constitué
d’immenses espaces verts où se baladaient des gens, parfois
même… nus ? Edda suivit un moment du regard un jeune homme dans le
plus simple appareil, ayant du mal à croire ce qu’elle voyait.
-
Whaou, je
sais qu’on est en été, mais bon, marmonna-t-elle. Bah, je ne vais pas me
plaindre, il y a de beaux spécimens. Hein, Ael ?
Son petit ami lui lança un regard lourd de
jalousie, ce qui fit sourire Ael. Ce dernier observait autour de lui avec
intérêt. Ce parc était gigantesque ! Et impeccablement entretenu, avec ça.
Pour un peu, il aurait envie de se déchausser, prendre un livre et rester
allongé là, tranquillement, au soleil. Il se ressaisit. Une vie était peut-être
en jeu, ce n’était pas le moment de rêvasser !
Malgré l’heure tardive, il y avait encore
beaucoup de promeneurs qui flânaient dans les étendues d’herbe. Au bout de
longues minutes de marche, les quatre collègues arrivèrent enfin en vue de la
tour chinoise. Ce bâtiment en bois était inspiré de la pagode que l’on pouvait
retrouver dans les jardins botaniques royaux de Kew, à Londres. Ils
s’arrêtèrent un moment pour apprécier l’œuvre de quatre étages autour de
laquelle étaient disposées une multitude de tables. Le décor était saisissant
et donnait envie de s’arrêter pour prendre une pause.
-
Il y a un
événement ? questionna Greuz, surpris.
-
Non, c’est
un biergarten, répondit Eyck. Une brasserie en plein
air.
Ael fronça les sourcils. D’habitude, les
rendez-vous avec les agents se faisaient dans des endroits peu fréquentés,
voire déserts. Alors que là…
-
Et
maintenant ? grogna-t-il.
-
On cherche,
répondit Edda. Restons par paire, on sera plus efficace.
-
Très bien,
approuva leur superviseur. Ael, je te confie Edda. Je pars avec Greuz de ce
côté. Rendez-vous dans une heure au pied de la tour. Au moindre problème, vous
m’appelez.
-
Roger !
Eyck jeta un regard à Ael qui saisit instantanément
la situation. Et ils se dispersèrent. Alors que le pensionnaire et Eyck
allaient inspecter les alentours de la tour, Ael et Edda s’éloignèrent en
slalomant entre les tables vertes.
-
Il y a
beaucoup trop de monde, grogna la jeune femme avec inquiétude.
-
J’ai eu le
même raisonnement.
-
Un
piège ?
-
Sûrement.
Si c’est le cas, l’agent est déjà mort…
Ael fronça les sourcils. A plusieurs tables, des
personnes s’étaient levées subitement. Il attrapa la main d’Edda et
accéléra.
-
On a été
repéré ? balbutia-t-elle.
-
Ils doivent
avoir un médium avec eux. Ils nous ont trouvés dès qu’on s’est approché de la
tour.
-
Ça va être
chaud, hein ?
Il lui jeta un regard amusé.
-
Ça…
Il la prit contre lui pour lui chuchoter quelques
mots en italien, sa langue maternelle.
-
Corso
senza voltarsi. Capito ?
Edda hocha la tête d’un air entendu. Ils se
séparèrent brusquement et tous deux se mirent à courir dans des directions
opposées. La cavale était lancée, le jeune homme entendait des ordres en
allemand claquer dans son dos.
-
Holen
Sie sie !
Ael ricana. “Attrapez-les, attrapez-les… C’est
ce que l’on va voir !”. Il fonça sans hésitation à travers le parc. D’une
main experte, il avait dégainé son revolver. Il avait besoin d’une foule dense.
Les pensionnaires hésitaient souvent à lancer des attaques avec leurs pouvoirs
quand ils étaient en présence d’un trop gros nombre de personnes de peur que
s’ébruite leur existence. Le jeune homme sentait la terre trembler sous ses
pieds. Ça commençait… Il serra les dents, mais le choc se fit encore plus
rude qu’il ne l’avait prévu. La terre se cabra et l’envoya valser dans les airs
comme un ballon. Il valdingua contre un arbre et retomba à terre, sonné, le
souffle coupé. Il évalua rapidement ses poursuivants. Ils étaient trois. Une
douleur fulgurante lui arracha une grimace. Merde, il s’était fêlé une
côte ! Un pensionnaire fut sur lui instantanément et l’attrapa par les
cheveux pour l’obliger à se redresser.
-
Alors,
la brigade, on se balade ? railla-t-il en français. Ça fait quoi d’être
traqué par un monstre que vous veniez chercher pour le mettre en cage ?
Ael n’eut pas le temps de répondre. L’homme venait
de lui coller son poing dans la figure. Il glissa à terre alors que son esprit
tentait vainement de mettre de l’ordre dans son cerveau en vrac. Il sentit
qu’on lui arrachait son revolver.
-
Debout,
lui cracha le voleur en agitant son arme sous son nez. Aie un minimum de
fierté, meurs debout, crevure !
OK, là, il était très mal… Ael se
redressa tant bien que mal. Sa main glissa subrepticement
dans la poche de son manteau. Il n’allait pas se laisser tuer sans rien
faire ! Il en était hors de question ! Ses doigts se refermèrent sur
une sorte de boîtier. Il détestait ce qu’il allait faire, mais… Il n’avait plus tellement choix. Il
actionna le bouton. Aussitôt, un ultrason perceptible seulement par les
pensionnaires jaillit et déchira l’atmosphère. Les trois agresseurs d’Ael
poussèrent des hurlements en se tenant la tête.
-
Salopard !
Ael bouscula celui qui lui avait pris son arme pour
la lui arracher. Ce dernier était aussi mou qu’une poupée de chiffon et ne lui
opposa pas la moindre résistance. Il l’attrapa par le col et lui colla le canon
de son revolver contre sa tempe. Une détonation claqua dans l’air. Ael se
figea. Une douleur diffuse prenait lentement son être d’assaut. Il n’osa pas
jeter un coup d’œil à sa blessure alors qu’il sentait un fluide chaud s’écouler
sur ses jambes. Il porta une main tremblante à son flanc déchiré et appuya sur
la plaie pour tenter de contenir le sang qui s’écoulait. Il sursauta alors que
la douleur se faisait plus vive sous la pression de ses doigts. Il serra les
dents à s’en exploser la mâchoire. Il n’avait plus le temps. S’il restait, il
mourrait ! Il se leva péniblement, sans même se retourner pour connaître
l’identité de celui qui lui avait tiré dessus.
Et il se mit à courir.
-
Ein
Zimmer, bitte.
L’hôtesse d’accueil ouvrit de grands yeux en voyant
l’état de son client. Elle voulut lui demander s’il voulait qu’elle prévienne
une ambulance, mais le regard assassin d’Ael suffit à l’en dissuader. Elle lui
donna rapidement une clé puis le guida jusqu’à la chambre.
Sans même la remercier, le jeune homme
s’engouffra dans la pièce. Il jeta sa besace à terre puis retira son manteau.
Sa chemise fut une étape plus délicate qui lui arracha un cri de douleur. Il
examina rapidement la plaie, comme on lui avait appris lors de sa formation
d’agent. Il constata avec soulagement qu’elle était bien moins grave qu’il ne
l’avait cru aux premiers abords. Il fallait avant tout désinfecter. Il fouilla
dans sa besace et en tira une flasque de whisky ainsi qu’une chemise en
rechange.
Ael passa dans la salle de bain et acheva
de se débarrasser de ses vêtements avant d’entrer dans la baignoire. Il agrippa
le rebord d’une main et, de l’autre, déversa l’alcool sur la blessure. Un
grondement sourd le secoua tout entier alors que la brûlure se propageait dans
son corps. Il serra les dents à s’en exploser la mâchoire et cogna l’arrière de
son crâne contre le mur. Ça faisait… mal ! Une fois la douleur
quelque peu apaisée, il ouvrit la vanne d’eau pour débarrasser sa peau du sang.
Il trouva une serviette près du lavabo dans laquelle il s’enveloppa avec
reconnaissance. Le jeune homme attrapa ensuite sa chemise, celle qui était
raidie par le sang séché. Sans remords, il la déchira en longues bandes pour
pouvoir compresser la plaie en attendant de la recoudre. Quand il se redressa,
la tête lui tournait. Il se laissa aller contre le chambranle de la porte en jurant.
Il avait perdu trop de sang… Une longue sieste s’imposait. Il enfila
péniblement sa chemise propre. Ael songea un moment à commander un repas, puis
y renonça, se sentant trop nauséeux pour avaler quoique ce soit. L’idée seule
suffisait à lui soulever le cœur.
Le jeune homme s’effondra sur le lit et,
sans même avoir le temps de rabattre la couette sur lui, il s’enfonça les
ténèbres du sommeil.
-
Où est
parti ce salaud ?
Un homme à la carrure plus qu’imposante grondait,
furieux. Il se tourna vers ses complices, encore sonnés par les ultrasons.
-
Ça
va ? s’enquit-t-il.
Tous deux acquiescèrent, mais leur teint pâle ne
trompait personne.
-
Qu’est-ce
qu’on fait, maintenant ? questionna l’un d’entre eux. A l’heure qu’il est,
la brigade doit être au courant de notre présence. On a plutôt intérêt à se
barrer en vitesse, non ?
-
J’aimerais
vérifier quelque chose.
Celle qui venait de parler était une
jeune femme au teint pâle. Elle avait encore en main le revolver dont elle
s’était servie pour tirer sur Ael. Tout était allé vite, trop vite, et
pourtant… Ses doigts se resserrèrent sur l’arme. Dieu qu’elle haïssait la
brigade ! Ses deux complices l’observaient avec de grands yeux.
-
Vérifier
quoi ? finit par demander l’un deux sèchement. On se barre et c’est tout.
-
Je n’ai
aucun ordre à recevoir de toi, Thomas.
Le baraqué la dévisagea avec insistance, mais elle
ne cilla pas sous son regard.
-
On rentre,
Azela, c’est un ordre.
Ael fut réveillé en sursaut par un poing qui
tambourinait à sa porte. Il se saisit de son revolver instinctivement et roula
hors du lit pour se plaquer à terre. Sa blessure au flanc se rappela à son bon
souvenir, ce qui le fit légèrement grimacer. Il tendit l’oreille alors que les
coups redoublaient contre le battant.
-
Putain,
Ael ! hurla une voix. Tu vas m’ouvrir, oui ?
L’agent soupira et se redressa pour aller ouvrir.
Eyck s’engouffra dans la chambre et claqua la porte derrière lui. Il écarquilla
les yeux à la vue d’Ael dont la blessure venait de se rouvrir.
-
Tu
saignes !
-
Je l’ai remarqué,
répliqua le jeune homme avec humeur.
-
Il faut
recoudre.
-
J’ai l’air
de me balader avec un matériel de couture ?
-
Tu devrais,
ça sert en de nombreuses circonstances. Allez, assieds-toi.
Ael obtempéra sans poser de question. Eyck fouilla
dans son sac et en tira un fil et une aiguille très fins. De gestes précis, il
plongea l’instrument dans la chair. Ce n’était pas la première ni la dernière
fois qu’il soignait un agent sur le terrain, c’était presque habituel pour lui.
Ael le questionna sur la situation et son superviseur ne put retenir un soupir.
Toujours à fond dans son boulot, ce gamin.
-
Edda est en
sécurité, mais pas de nouvelle de Greuz, exposa-t-il de mauvaise grâce. J’ai
essayé de te joindre sur ton portable, mais tu ne décrochais pas, alors j’ai
retracé le signal des boutons jusqu’ici.
-
L’anti-brigade ?
-
On a
dépêché des agents pour coincer les hybrides perdus, mais ils se sont évanouis
dans la nature. Impossible de leur mettre la main dessus.
-
Je
vois…
Eyck acheva rapidement sa besogne. Il sortit une
bande de gazes pour envelopper le ventre de son agent et ainsi protéger la
blessure.
-
Tu passeras
des examens plus approfondis une fois qu’on sera rentré, lui déclara-t-il. En
attendant, on décolle.
-
Et
Greuz ?
-
Une équipe
est sur le coup. La patronne veut qu’on rentre et elle exige un rapport très
détaillé. Tu devras le lui présenter toi-même, entendu ?
-
Hum…
Ael se rhabilla, rassembla rapidement ses affaires
et rejoignit Eyck qui était en train de régler sa note d’hôtel.
Quelques minutes plus tard, ils filaient
à travers Munich.
Azela passa une main fatiguée dans ses
cheveux, songeuse. Dans la voiture, seule la voix de Michael Jackson venait
briser le silence. La jeune femme effleura une nouvelle fois son revolver. La
confrontation repassait en boucle dans sa tête. C’était lui… non ?
Elle ne l’avait vu qu’une fois, mais elle était pratiquement certaine que
l’agent contre lequel ils s’étaient battus était Ael. Elle prit sa tête entre
les mains et poussa un soupir chargé de toute sa frustration. Le conducteur lui
jeta un coup d’œil, agacé.
-
Tu n’as pas
bientôt fini ta scène ? Tu n’arrêtes pas depuis tout à l’heure, c’est fort
désagréable !
-
Hum…
-
Des
nouvelles des autres ? grogna-t-il alors.
A la place du mort, leur complice hocha doucement
la tête, les yeux clos alors que ses sens invisibles quêtaient la moindre
information. Le médium finit par ouvrir les yeux.
-
Les deux
autres agents se sont échappés, souffla-t-il. Mais Cinaed a réussi à avoir
notre semblable.
-
Comme
toujours, sourit le conducteur. C’est un chasseur-né.
-
J’ai
entendu dire qu’il serait aux premières loges pour la grande opération… Au
fait, questionna le médium, à quand est-elle fixée ?
-
Bientôt,
mon gars, très bientôt…
Il leur fallut encore près de quatre heures de
route pour regagner leur cachette. A la vue de la voiture, une foule de
personnes vinrent à leur rencontre pour les accueillir. Azela fut
chaleureusement saluée par ses amis qui la retrouvaient avec grand
plaisir.
-
Minute,
minute ! cria soudainement une voix. Elle est à moi, celle-là.
Un sourire transcenda le visage jusque-là préoccupé
de la jeune femme alors que deux bras l’attiraient contre une poitrine
puissante.
-
Coucou,
susurra-t-elle.
Nathanaël lui offrit un sourire chaleureux, un
sourire qui avait le don de remuer l’être de la jeune femme tout entier. Il
l’inspecta d’un rapide coup d’œil et poussa un soupir de soulagement en
constatant qu’elle n’avait rien.
-
Bon retour,
lui souhaita-t-il.
-
Merci…
Ils s’embrassèrent doucement, sous les sifflements
de la foule. Nathanaël leur tira la langue en une attitude puérile.
-
Bande de
jaloux, va !
Le silence se fit alors qu’une seconde voiture se
garait près de la première. Plusieurs personnes en descendirent, dont Greuz. Il
observait avec étonnement et méfiance autour de lui alors que tous le
dévisageaient, avides de savoir qui était cet homme. Le conducteur claqua la
portière, puis se tourna vers ses compagnons.
-
Il
s’appelle Greuz, le présenta-t-il. C’est un agent de la brigade.
-
Un
agent ? s’étrangla une femme dans la foule.
-
Mais
également l’un des nôtres, acheva l’homme. C’est un hypnotiseur, quelqu’un peut
s’en occuper ?
-
Avec
plaisir !
Le médium, celui qui avait été chargé de mission
avec Azela, échangea quelques propos avec le nouvel arrivant puis l’emmena.
Nathanaël et Azela s’approchèrent du conducteur alors que leurs compagnons se
dispersaient.
-
Encore une
mission réussie, Cinaed, le félicita le frère de Marielle.
-
Hum, grogna
le jeune homme pour toute réponse.
-
Ça
va ? s’enquit Azela.
Le jumeau de Gabrielle ne répondit pas tout de
suite, puis il hocha la tête dans un petit sourire qui ne rassura pas du tout
les deux tourtereaux. Bien que cela fasse près de quatre ans qu’ils se
côtoyaient tous les trois, le couple n’avait toujours pas réussi à gagner la
confiance de Cinaed. Après que ce dernier ait été enlevé par la brigade, il
avait fallu deux ans à l’anti-brigade pour le délivrer. Entre-temps, Cinaed
s’était complètement refermé sur lui-même et ne recommençait que tout récemment
à communiquer avec son entourage. Azela proposa d’aller manger et les deux
garçons acceptèrent. Ils quittèrent le parking pour gagner un ascenseur qui les
mena directement à un immense réfectoire, semblable à celui de la brigade.
Après s’être servis, ils s’attablèrent tranquillement.
-
Alors,
comment c’est, Munich ? voulut savoir Nathanaël. J’aurais bien aimé vous
accompagner !
-
La ville
est immense ! déclara Azela, un grand sourire aux lèvres.
-
C’est vrai,
acquiesça Cinaed. Et verte.
-
Oui, il y a
plein de parcs ! Moi qui rêve d’y aller depuis que j’ai lu Les
aventures de Boro, reporter photographe, je suis comblée !
Nathanaël grimaça. Blèmia Borowicz, dit Boro, un de
ses pires ennemis… bien qu’il ne soit qu’un héros de roman ! Romans
signés Franck et Vautrin, qu’Azela avait dévorés sans vergogne à la
bibliothèque de leur QG. Le premier tome avait comme lieu phare Munich, là où
se retrouvaient Maryika et Boro après une longue séparation. Alors, oui,
depuis, Azela avait une folle envie de voir Munich. Elle était même partie
trois jours avant le début des opérations pour jouer la touriste. Bon, personne
n’allait s’en plaindre, c’était comme ça qu’elle avait découvert l’agent de la
brigade déjà dans la place pour tenter de capturer la personne que
l’anti-brigade cherchait elle-même à protéger.
Nathanaël attaqua son plat. Il sentait,
discrètement, un pied l’effleurer sous la table. Relevant les yeux, il croisa
le regard rieur d’Azela et esquissa un sourire à son tour. Il se tourna vers
Cinaed qui mangeait silencieusement.
-
Au fait, la
date a été fixée ?
-
Une
demi-douzaine de jours, répondit le jeune homme. Pas plus.
-
C’est la
plus grosse opération à laquelle on va participer depuis notre arrivée,
s’enthousiasma Azela.
-
Oui, c’est
bien vrai.
Encore une semaine… Une semaine et ils
allaient frapper la brigade en plein cœur.
Azela et Nathanaël se baladaient
silencieusement, main dans la main, profitant simplement de la présence de l’un
et l’autre. La jeune femme aimait ces moments de tranquillité où ils sortaient
en ville, loin du QG, des plans de l’anti-brigade et de toute la tension qui
régnait parmi ses semblables. Elle aimait pourtant ses compagnons avec lesquels
elle partageait ses jours, mais être sans cesse sur ses gardes l’épuisait.
Au moins, elle se sentait en sécurité
avec Nathanaël. Son homme, sentant qu’elle le fixait, se tourna vers elle pour
lui offrir un sourire chaleureux et communicatif. Leurs doigts s’entremêlèrent
naturellement alors qu’ils marchaient un peu plus pressés l’un contre l’autre.
-
Un jour, on
ira se promener dans l’Englischer
Garten ensemble, promit-elle doucement.
-
Oui,
bien sûr. Pas uniquement là-bas, d’ailleurs. On pourra aller où l’on veut.
-
Oui,
tu as raison… On ira en Angleterre, aux Etats-Unis, en Inde, au Japon, en
Afrique… Partout.
-
On
retournera à Honeda pour revoir notre famille.
-
On
fondera la nôtre ?
Le sourire de Nathanaël se fit plus tendre encore.
-
Bien
sûr. Une fois la brigade démantelée, on vivra simplement… heureux.
Un programme fort banal, mais auquel tous deux
aspiraient le plus au monde. Un projet qui n’aboutirait peut-être
jamais… Mais l’espoir fait vivre et, cet espoir, ils le couvaient au fond
de leur être, tout au fond de leur cœur.
Les amoureux s’assirent sur un banc pour profiter
de la sombre lumière du crépuscule. Azela s’étira voluptueusement. A se
promener ainsi, elle avait presque l’impression d’être une fille normale.
-
Cela
faisait longtemps qu’on n’était pas sorti, sourit-elle.
-
Ils
nous laissent souffler un peu avant l’assaut final, acquiesça Nathanaël. Ce
n’est pas vraiment pour me déplaire !
-
Ouais,
pareil !
Ils restèrent un moment silencieux, puis le jeune
homme se tourna vers sa dulcinée.
-
Cinaed
est toujours aussi silencieux… Tu crois qu’on devrait lui trouver un petit
copain ?
-
Il
a rejeté assez violemment celui qu’on lui a présenté la dernière fois, grimaça
Azela.
-
Oui,
c’est vrai… Oh, après l’opération, on l’emmène à Honeda ! Comme ça,
tu reverras ton grand-père et moi, ma sœur. Et ensuite, on ira chercher Ael.
Qu’est-ce que tu en dis ?
Ael… Azela se renfrogna. La simple
évocation de ce nom raviva les doutes qu’elle avait enfouis en elle. Et si
c’était vraiment lui… ? Et si c’était vraiment sur lui qu’elle avait
tiré ? Elle se mordilla nerveusement la lèvre inférieure. Devait-elle en
parler à Nathanaël ? Elle s’apprêtait à ouvrir la bouche quand elle vit le
jeune homme se lever.
-
Je
reviens !
Il partit au trot vers une camionnette. Un marchand
de glaces ? Azela grimaça. Elle détestait ces trucs-là ! C’était
froid, ça faisait mal aux dents et ça avait une texture abominable. Mais Nathanaël
ne revint pas avec des glaces, juste le sourire aux lèvres.
-
Viens,
je lui ai demandé d’augmenter le son.
-
Le
son ?
C’est alors qu’elle remarqua une musique
qui emplissait l’air, provenant des haut-parleurs accrochés à la camionnette.
Une voix s’éleva bientôt et Azela ne put s’empêcher de rire.
-
Tu
es vraiment un amant attentionné quand tu t’y mets, chuchota-t-elle.
Il noua ses bras autour de sa taille alors qu’elle
l’enlaçait. Ils murent sur le rythme d’une chanson qui évoquait des souvenirs rien
qu’à eux, se souriant d’un air entendu, tendre et secret.
-
Et
la foule vient me jeter entre ses bras. Emportés par la foule qui nous traîne,
nous entraîne, écrasés l’un contre l’autre, nous ne formons qu’un seul corps…
Il la contemplait alors qu’elle chantonnait les
paroles d’un air rêveur.
-
Et
la joie éclaboussée par son sourire, me transperce et rejaillit au fond de
moi… Mais soudain, je pousse un cri parmi les rires, quand la foule vient
l’arracher d’entre mes bras…
Les deux valseurs se reculèrent brutalement,
arrachant leur corps à ce ballet, mais toujours unis par leurs doigts fermement
entremêlés. Un rire brille dans leurs yeux complices. Ils s’aiment.
-
Et
traînée par la foule qui danse et s’élance, une folle farandole, je suis
emportée au loin. Et je crispe mes poings, maudissant la foule qui me vole
l’homme qu’elle m’avait donné et que je n’ai jamais retrouvé.
Comme pour conjurer la malédiction qui
planait dans ces paroles, Azela fondit sur son amant pour se réfugier entre ses
bras. Leurs lèvres se cherchèrent, se frôlèrent, se reconnurent et s’avalèrent.
-
Il
y a des fois où je te hais, lui avoua Azela, toujours serrée contre son corps.
Je hais être aussi dépendante de toi.
-
C’est
l’amour, bébé, soupira Nathanaël d’un air faussement dramatique.
-
Pff…
-
Si
cela peut te rassurer, je suis dans le même cas que toi.
-
Tu
crois qu’on devrait partir en cure de désintoxication ?
-
Hum… jamais ?
-
Ça
me paraît être une proposition honnête.
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