lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 12

Mise en scène 




 
Ael enfila rapidement son manteau. D’une main experte, il vérifia que son revolver était bien chargé puis le glissa dans son étui, sous son aisselle. Il attacha rapidement ses cheveux, une tartine de pain entre les dents. Alors qu’il se chargeait de sa besace, il sortit ses clés pour verrouiller la porte sa chambre. Il parcourut cet espace des yeux une dernière fois avant de rabattre le battant derrière lui. Le jeune homme jeta un coup d’œil à sa montre. Il avait encore le temps.
Il quitta le bâtiment pour rapidement traverser la cour et rejoindre celui d’en face, interdit à tout pensionnaire. Seul le personnel y avait accès. On y trouvait des bureaux, des chambres (la plupart des agents de la brigade logeant ici), des salles vides, une cuisine et quelques autres pièces destinées au confort et à l’entraînement des agents. Ael s’engagea dans l’escalier le plus proche et monta au troisième étage. Il n’avait normalement pas le droit d’y pénétrer, mais on le laissa passer.
C’est ici qu’étaient amenés les pensionnaires la première fois. Ils subissaient une batterie de tests pour déterminer leur pouvoir, leur état mental et leur santé. Ensuite, les supérieurs de la brigade choisissaient l’un de leurs six établissements où le pensionnaire serait le mieux surveillé et pris en charge. Il était déjà arrivé que les tests se passent mal et que les pensionnaires perdent pied, terrifiés ou en colère.
Dans ces cas-là, la brigade choisissait souvent de l’abattre.
Ael se dirigea vers un lit où reposait une toute jeune fille qui dormait profondément. Il s’agissait de la pensionnaire espagnole qu’il avait récupérée à Madrid. Il jeta un rapide coup d’œil aux résultats de ses tests. Il sentit soudain une main lui asséner une légère tape à l’arrière du crâne.      
-                Elle va bien, alors cesse de te faire du mouron !
-                Thérèse !
Une femme d’âge mûr à l’air revêche fronçait les sourcils en le dévisageant. Elle lui reprit sèchement le dossier des mains.
-                Je vais finir par t’interdire l’accès à l’infirmerie ! le prévint-elle.
-                Mais… 
-                En plus, j’ai entendu dire que tu avais une mission. Tu devrais être en train de te reposer plutôt que de venir rôder ici !
Dans d’autres cas, il arrivait que l’on parvienne à calmer les pensionnaires. Thérèse y arrivait, en tout cas. Elle n’hésitait pas à aller au-devant du danger, à s’exposer au pouvoir complètement hors contrôle. Elle se présentait mains en l’air, bras ouverts comme une invitation, inoffensive, sûr d’elle. Grâce à elle, plusieurs avaient déjà été sauvés. Ael, lui, y était déjà arrivé, une seule fois, avec Greuz. Cette action lui conférait depuis une certaine liberté de mouvement, un statut d’agent à part.
Il se tourna vers la jeune espagnole qui semblait paisible, ce qui acheva de le rassurer. Thérèse, le dragon, comme disaient Gof et Julie, veillait. Il pouvait lui faire confiance.  
-                Tu pars où cette fois-ci ? lui demanda-t-elle.
-                En Allemagne. Il semblerait qu’un agent se soit perdu dans les environs.
-                Je vois… Et ? J’ai entendu dire que Greuz t’accompagnait.
-                La patronne pense qu’il s’agit d’un coup de l’anti-brigade.
Thérèse ne put s’empêcher de grimacer. Si elle était particulièrement tolérante vis-à-vis des pensionnaires, elle avait du mal avec ceux de l’anti-brigade. Les perdus… Les hybrides perdus, voilà comment ils étaient nommés ici.
Mais Ael haïssait ce nom, tout comme il abhorrait le fait qu’on appelle les pensionnaires les hybrides.
Ils n’étaient pas le fruit d’une union abjecte entre un facteur inconnu et un homme, ils appartenaient au genre humain, tout simplement !
Mais quand ils voyaient que même les homosexuels ou les lesbiennes étaient traités avec condescendance et chassés, il comprenait que jamais ces “hybrides” ne seraient acceptés. Quand on ne pouvait déjà pas accepter un être normal, comment pouvait-on admettre une personne aux capacités dépassant l’entendement ?
Ce n’était pas dans l’habitude des humains de consentir à la différence, et c’est en partie cela qui rendait le monde bien triste… 

-                Willkommen in Deutschland.
-                Danke, répondit Eyck avec naturel.    
Une fois les passeports vérifiés, la voiture fut autorisée à passer le poste de frontière. Il faut dire que le macaron avec le logo de la brigade apposé sur le pare-brise avait poussé les gardes à ne pas trop s’attarder. Ils n’avaient pas envie de se frotter à cette association qu’on disait pire qu’une mafia.
Eyck conduisait souplement, mais Edda ne pouvait s’empêcher de critiquer à tout bout de champs, si bien qu’il finit par donner de violents coups de volant à droite à gauche pour la faire taire.
-                Mais ça ne va pas la tête ?! finit-elle par s’énerver. Tu vas arrêter d’essayer de nous tuer ?!
-                J’essaie juste de faire en sorte que tu ne me casses plus jamais les oreilles !
Et il accompagna ses paroles d’un nouveau coup de volant. Ael faillit valser contre Greuz, mais parvint à demeurer assis. Il foudroya le conducteur du regard, sentant sa patience s’amenuiser au fil des minutes.
-                Vous n’allez pas finir par la fermer ?! explosa-t-il soudainement.
Le couple, penaud, se tint tranquille quelques secondes avant de recommencer à se chercher des poux, mais à voix basse, ce coup-ci. Soulagé qu’Eyck ne menace plus toutes les trente secondes de les envoyer dans un fossé, Ael reporta son attention sur l’autoroute sur laquelle ils filaient à vive allure. A côté de lui, Greuz feuilletait le dossier que leur avait remis Eyck à leur départ. Leur superviseur leur avait donné les grandes lignes.
-                Tous les détails sont là, leur avait-il déclaré. Je veux que l’ayez lu avant qu’on arrive. Notre destination est Munich, c’est là que nous avons perdu l’agent. Notre dernier contact remonte à trois jours auparavant. Nous devons nous attendre au pire.
Greuz était en train de mémoriser la carte des réseaux de Munich.
-                C’est un véritable labyrinthe, admira-t-il.  
-                On agit comme d’habitude ? questionna Ael.
-                Pas cette fois-ci, soupira Eyck. Notre but est de boucler ça au plus vite. Alors, pour une fois, on reste groupé et on ne prend pas d’hôtel : on va essayer de repartir le soir même. Si ça dérape, éparpillez-vous dans Munich et cachez-vous jusqu’à ce que ça retombe. Puis revenez en France. Tant que vous avez vos boutons avec vous, on vous retrouvera.
-                Comme l’agent perdu ? ricana Ael.
Son superviseur le foudroya du regard pour toute réponse, mais le jeune homme s’en fichait éperdument. Par réflexe, il effleura les deux boutons en forme de losanges où était gravé le symbole de la brigade. Il les avait accrochés sur le col de son manteau et les sentait parfois effleurer sa joue. C’était froid… 
-                Est-on sûr que c’est un coup de l’anti-brigade ? voulut savoir Greuz. Tiens, Ael, le dossier.
-                On n’est sûr de rien, soupira Eyck. Mais c’est rare qu’un agent disparaisse sans laisser de trace.
-                C’est bien ce qu’à fait l’ancien patron, non ?
Le conducteur grimaça.
-                Oui, c’est ce qu’il a fait… Mais maintenant, nous avons notre patronne, elle est sexy et jeune, elle ne laissera pas tomber la brigade.
-                Tout de même, souffla Ael alors qu’Edda pinçait méchamment son petit ami, qu’une pensionnaire dirige elle-même sa pension, il y a de quoi faire sourire.

Ils arrivèrent à Munich en début de soirée. La ville était magnifique et étonnamment verdoyante avec ces nombreux parcs. Eyck se gara d’ailleurs à proximité d’une des nombreuses entrées de l’un d’entre eux, situé dans le quartier de Schwabing. Ael se pencha sur la carte et détermina rapidement où ils étaient.
-                L’Englischer Garten ? lut-il avec surprise.
-                Le jardin anglais, acquiesça Edda. L’agent avait rendez-vous près de la tour chinoise pour récupérer un hybride.
-                Je t’ai déjà dit de ne pas les appeler par ce nom, siffla Ael.
La jeune femme allait répliquer, mais le regard noir de Greuz l’en dissuada. Elle sortit de la voiture et claqua violement la portière. Ael poussa un soupir puis se tourna vers son ami.
-                Bon, hé bien, allons-y.

L’Englischer Garten était un parc réellement immense, plus étendu encore que Central Park à New-York. Il était constitué d’immenses espaces verts où se baladaient des gens, parfois même… nus ? Edda suivit un moment du regard un jeune homme dans le plus simple appareil, ayant du mal à croire ce qu’elle voyait.
-                Whaou, je sais qu’on est en été, mais bon, marmonna-t-elle. Bah, je ne vais pas me plaindre, il y a de beaux spécimens. Hein, Ael ?
Son petit ami lui lança un regard lourd de jalousie, ce qui fit sourire Ael. Ce dernier observait autour de lui avec intérêt. Ce parc était gigantesque ! Et impeccablement entretenu, avec ça. Pour un peu, il aurait envie de se déchausser, prendre un livre et rester allongé là, tranquillement, au soleil. Il se ressaisit. Une vie était peut-être en jeu, ce n’était pas le moment de rêvasser !
Malgré l’heure tardive, il y avait encore beaucoup de promeneurs qui flânaient dans les étendues d’herbe. Au bout de longues minutes de marche, les quatre collègues arrivèrent enfin en vue de la tour chinoise. Ce bâtiment en bois était inspiré de la pagode que l’on pouvait retrouver dans les jardins botaniques royaux de Kew, à Londres. Ils s’arrêtèrent un moment pour apprécier l’œuvre de quatre étages autour de laquelle étaient disposées une multitude de tables. Le décor était saisissant et donnait envie de s’arrêter pour prendre une pause.   
-                Il y a un événement ? questionna Greuz, surpris.
-                Non, c’est un biergarten, répondit Eyck. Une brasserie en plein air.
Ael fronça les sourcils. D’habitude, les rendez-vous avec les agents se faisaient dans des endroits peu fréquentés, voire déserts. Alors que là… 
-                Et maintenant ? grogna-t-il.
-                On cherche, répondit Edda. Restons par paire, on sera plus efficace.
-                Très bien, approuva leur superviseur. Ael, je te confie Edda. Je pars avec Greuz de ce côté. Rendez-vous dans une heure au pied de la tour. Au moindre problème, vous m’appelez.
-                Roger !
Eyck jeta un regard à Ael qui saisit instantanément la situation. Et ils se dispersèrent. Alors que le pensionnaire et Eyck allaient inspecter les alentours de la tour, Ael et Edda s’éloignèrent en slalomant entre les tables vertes.
-                Il y a beaucoup trop de monde, grogna la jeune femme avec inquiétude.
-                J’ai eu le même raisonnement.
-                Un piège ?
-                Sûrement. Si c’est le cas, l’agent est déjà mort… 
Ael fronça les sourcils. A plusieurs tables, des personnes s’étaient levées subitement. Il attrapa la main d’Edda et accéléra. 
-                On a été repéré ? balbutia-t-elle.
-                Ils doivent avoir un médium avec eux. Ils nous ont trouvés dès qu’on s’est approché de la tour.
-                Ça va être chaud, hein ?
Il lui jeta un regard amusé.
-                Ça… 
Il la prit contre lui pour lui chuchoter quelques mots en italien, sa langue maternelle.
-                Corso senza voltarsi. Capito ?
Edda hocha la tête d’un air entendu. Ils se séparèrent brusquement et tous deux se mirent à courir dans des directions opposées. La cavale était lancée, le jeune homme entendait des ordres en allemand claquer dans son dos.
-                Holen Sie sie !
Ael ricana. “Attrapez-les, attrapez-les… C’est ce que l’on va voir !”. Il fonça sans hésitation à travers le parc. D’une main experte, il avait dégainé son revolver. Il avait besoin d’une foule dense. Les pensionnaires hésitaient souvent à lancer des attaques avec leurs pouvoirs quand ils étaient en présence d’un trop gros nombre de personnes de peur que s’ébruite leur existence. Le jeune homme sentait la terre trembler sous ses pieds. Ça commençait… Il serra les dents, mais le choc se fit encore plus rude qu’il ne l’avait prévu. La terre se cabra et l’envoya valser dans les airs comme un ballon. Il valdingua contre un arbre et retomba à terre, sonné, le souffle coupé. Il évalua rapidement ses poursuivants. Ils étaient trois. Une douleur fulgurante lui arracha une grimace. Merde, il s’était fêlé une côte ! Un pensionnaire fut sur lui instantanément et l’attrapa par les cheveux pour l’obliger à se redresser.  
-                Alors, la brigade, on se balade ? railla-t-il en français. Ça fait quoi d’être traqué par un monstre que vous veniez chercher pour le mettre en cage ?
Ael n’eut pas le temps de répondre. L’homme venait de lui coller son poing dans la figure. Il glissa à terre alors que son esprit tentait vainement de mettre de l’ordre dans son cerveau en vrac. Il sentit qu’on lui arrachait son revolver.
-                Debout, lui cracha le voleur en agitant son arme sous son nez. Aie un minimum de fierté, meurs debout, crevure !
OK, là, il était très mal… Ael se redressa tant bien que mal. Sa main glissa subrepticement dans la poche de son manteau. Il n’allait pas se laisser tuer sans rien faire ! Il en était hors de question ! Ses doigts se refermèrent sur une sorte de boîtier. Il détestait ce qu’il allait faire, mais…  Il n’avait plus tellement choix. Il actionna le bouton. Aussitôt, un ultrason perceptible seulement par les pensionnaires jaillit et déchira l’atmosphère. Les trois agresseurs d’Ael poussèrent des hurlements en se tenant la tête.
-                Salopard !
Ael bouscula celui qui lui avait pris son arme pour la lui arracher. Ce dernier était aussi mou qu’une poupée de chiffon et ne lui opposa pas la moindre résistance. Il l’attrapa par le col et lui colla le canon de son revolver contre sa tempe. Une détonation claqua dans l’air. Ael se figea. Une douleur diffuse prenait lentement son être d’assaut. Il n’osa pas jeter un coup d’œil à sa blessure alors qu’il sentait un fluide chaud s’écouler sur ses jambes. Il porta une main tremblante à son flanc déchiré et appuya sur la plaie pour tenter de contenir le sang qui s’écoulait. Il sursauta alors que la douleur se faisait plus vive sous la pression de ses doigts. Il serra les dents à s’en exploser la mâchoire. Il n’avait plus le temps. S’il restait, il mourrait ! Il se leva péniblement, sans même se retourner pour connaître l’identité de celui qui lui avait tiré dessus.
Et il se mit à courir.

-                Ein Zimmer, bitte.
L’hôtesse d’accueil ouvrit de grands yeux en voyant l’état de son client. Elle voulut lui demander s’il voulait qu’elle prévienne une ambulance, mais le regard assassin d’Ael suffit à l’en dissuader. Elle lui donna rapidement une clé puis le guida jusqu’à la chambre.
Sans même la remercier, le jeune homme s’engouffra dans la pièce. Il jeta sa besace à terre puis retira son manteau. Sa chemise fut une étape plus délicate qui lui arracha un cri de douleur. Il examina rapidement la plaie, comme on lui avait appris lors de sa formation d’agent. Il constata avec soulagement qu’elle était bien moins grave qu’il ne l’avait cru aux premiers abords. Il fallait avant tout désinfecter. Il fouilla dans sa besace et en tira une flasque de whisky ainsi qu’une chemise en rechange.
Ael passa dans la salle de bain et acheva de se débarrasser de ses vêtements avant d’entrer dans la baignoire. Il agrippa le rebord d’une main et, de l’autre, déversa l’alcool sur la blessure. Un grondement sourd le secoua tout entier alors que la brûlure se propageait dans son corps. Il serra les dents à s’en exploser la mâchoire et cogna l’arrière de son crâne contre le mur. Ça faisait… mal ! Une fois la douleur quelque peu apaisée, il ouvrit la vanne d’eau pour débarrasser sa peau du sang. Il trouva une serviette près du lavabo dans laquelle il s’enveloppa avec reconnaissance. Le jeune homme attrapa ensuite sa chemise, celle qui était raidie par le sang séché. Sans remords, il la déchira en longues bandes pour pouvoir compresser la plaie en attendant de la recoudre. Quand il se redressa, la tête lui tournait. Il se laissa aller contre le chambranle de la porte en jurant. Il avait perdu trop de sang… Une longue sieste s’imposait. Il enfila péniblement sa chemise propre. Ael songea un moment à commander un repas, puis y renonça, se sentant trop nauséeux pour avaler quoique ce soit. L’idée seule suffisait à lui soulever le cœur.
Le jeune homme s’effondra sur le lit et, sans même avoir le temps de rabattre la couette sur lui, il s’enfonça les ténèbres du sommeil.
       
-                Où est parti ce salaud ?
Un homme à la carrure plus qu’imposante grondait, furieux. Il se tourna vers ses complices, encore sonnés par les ultrasons.
-                Ça va ? s’enquit-t-il.
Tous deux acquiescèrent, mais leur teint pâle ne trompait personne.
-                Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? questionna l’un d’entre eux. A l’heure qu’il est, la brigade doit être au courant de notre présence. On a plutôt intérêt à se barrer en vitesse, non ?
-                J’aimerais vérifier quelque chose.
Celle qui venait de parler était une jeune femme au teint pâle. Elle avait encore en main le revolver dont elle s’était servie pour tirer sur Ael. Tout était allé vite, trop vite, et pourtant… Ses doigts se resserrèrent sur l’arme. Dieu qu’elle haïssait la brigade ! Ses deux complices l’observaient avec de grands yeux.
-                Vérifier quoi ? finit par demander l’un deux sèchement. On se barre et c’est tout.
-                Je n’ai aucun ordre à recevoir de toi, Thomas.
Le baraqué la dévisagea avec insistance, mais elle ne cilla pas sous son regard.
-                On rentre, Azela, c’est un ordre.

Ael fut réveillé en sursaut par un poing qui tambourinait à sa porte. Il se saisit de son revolver instinctivement et roula hors du lit pour se plaquer à terre. Sa blessure au flanc se rappela à son bon souvenir, ce qui le fit légèrement grimacer. Il tendit l’oreille alors que les coups redoublaient contre le battant.
-                Putain, Ael ! hurla une voix. Tu vas m’ouvrir, oui ?
L’agent soupira et se redressa pour aller ouvrir. Eyck s’engouffra dans la chambre et claqua la porte derrière lui. Il écarquilla les yeux à la vue d’Ael dont la blessure venait de se rouvrir.
-                Tu saignes !
-                Je l’ai remarqué, répliqua le jeune homme avec humeur.
-                Il faut recoudre.
-                J’ai l’air de me balader avec un matériel de couture ?
-                Tu devrais, ça sert en de nombreuses circonstances. Allez, assieds-toi.
Ael obtempéra sans poser de question. Eyck fouilla dans son sac et en tira un fil et une aiguille très fins. De gestes précis, il plongea l’instrument dans la chair. Ce n’était pas la première ni la dernière fois qu’il soignait un agent sur le terrain, c’était presque habituel pour lui. Ael le questionna sur la situation et son superviseur ne put retenir un soupir. Toujours à fond dans son boulot, ce gamin.
-                Edda est en sécurité, mais pas de nouvelle de Greuz, exposa-t-il de mauvaise grâce. J’ai essayé de te joindre sur ton portable, mais tu ne décrochais pas, alors j’ai retracé le signal des boutons jusqu’ici.
-                L’anti-brigade ?
-                On a dépêché des agents pour coincer les hybrides perdus, mais ils se sont évanouis dans la nature. Impossible de leur mettre la main dessus.
-                Je vois… 
Eyck acheva rapidement sa besogne. Il sortit une bande de gazes pour envelopper le ventre de son agent et ainsi protéger la blessure.
-                Tu passeras des examens plus approfondis une fois qu’on sera rentré, lui déclara-t-il. En attendant, on décolle.
-                Et Greuz ?
-                Une équipe est sur le coup. La patronne veut qu’on rentre et elle exige un rapport très détaillé. Tu devras le lui présenter toi-même, entendu ?
-                Hum… 
Ael se rhabilla, rassembla rapidement ses affaires et rejoignit Eyck qui était en train de régler sa note d’hôtel.
Quelques minutes plus tard, ils filaient à travers Munich.

Azela passa une main fatiguée dans ses cheveux, songeuse. Dans la voiture, seule la voix de Michael Jackson venait briser le silence. La jeune femme effleura une nouvelle fois son revolver. La confrontation repassait en boucle dans sa tête. C’était lui… non ? Elle ne l’avait vu qu’une fois, mais elle était pratiquement certaine que l’agent contre lequel ils s’étaient battus était Ael. Elle prit sa tête entre les mains et poussa un soupir chargé de toute sa frustration. Le conducteur lui jeta un coup d’œil, agacé.  
-                Tu n’as pas bientôt fini ta scène ? Tu n’arrêtes pas depuis tout à l’heure, c’est fort désagréable !
-                Hum…
-                Des nouvelles des autres ? grogna-t-il alors.
A la place du mort, leur complice hocha doucement la tête, les yeux clos alors que ses sens invisibles quêtaient la moindre information. Le médium finit par ouvrir les yeux.
-                Les deux autres agents se sont échappés, souffla-t-il. Mais Cinaed a réussi à avoir notre semblable.
-                Comme toujours, sourit le conducteur. C’est un chasseur-né.
-                J’ai entendu dire qu’il serait aux premières loges pour la grande opération… Au fait, questionna le médium, à quand est-elle fixée ?
-                Bientôt, mon gars, très bientôt… 

Il leur fallut encore près de quatre heures de route pour regagner leur cachette. A la vue de la voiture, une foule de personnes vinrent à leur rencontre pour les accueillir. Azela fut chaleureusement saluée par ses amis qui la retrouvaient avec grand plaisir. 
-                Minute, minute ! cria soudainement une voix. Elle est à moi, celle-là.
Un sourire transcenda le visage jusque-là préoccupé de la jeune femme alors que deux bras l’attiraient contre une poitrine puissante.
-                Coucou, susurra-t-elle.
Nathanaël lui offrit un sourire chaleureux, un sourire qui avait le don de remuer l’être de la jeune femme tout entier. Il l’inspecta d’un rapide coup d’œil et poussa un soupir de soulagement en constatant qu’elle n’avait rien.
-                Bon retour, lui souhaita-t-il.
-                Merci… 
Ils s’embrassèrent doucement, sous les sifflements de la foule. Nathanaël leur tira la langue en une attitude puérile.
-                Bande de jaloux, va !
Le silence se fit alors qu’une seconde voiture se garait près de la première. Plusieurs personnes en descendirent, dont Greuz. Il observait avec étonnement et méfiance autour de lui alors que tous le dévisageaient, avides de savoir qui était cet homme. Le conducteur claqua la portière, puis se tourna vers ses compagnons.
-                Il s’appelle Greuz, le présenta-t-il. C’est un agent de la brigade.
-                Un agent ? s’étrangla une femme dans la foule.
-                Mais également l’un des nôtres, acheva l’homme. C’est un hypnotiseur, quelqu’un peut s’en occuper ?
-                Avec plaisir !
Le médium, celui qui avait été chargé de mission avec Azela, échangea quelques propos avec le nouvel arrivant puis l’emmena. Nathanaël et Azela s’approchèrent du conducteur alors que leurs compagnons se dispersaient.
-                Encore une mission réussie, Cinaed, le félicita le frère de Marielle.
-                Hum, grogna le jeune homme pour toute réponse.
-                Ça va ? s’enquit Azela.
Le jumeau de Gabrielle ne répondit pas tout de suite, puis il hocha la tête dans un petit sourire qui ne rassura pas du tout les deux tourtereaux. Bien que cela fasse près de quatre ans qu’ils se côtoyaient tous les trois, le couple n’avait toujours pas réussi à gagner la confiance de Cinaed. Après que ce dernier ait été enlevé par la brigade, il avait fallu deux ans à l’anti-brigade pour le délivrer. Entre-temps, Cinaed s’était complètement refermé sur lui-même et ne recommençait que tout récemment à communiquer avec son entourage. Azela proposa d’aller manger et les deux garçons acceptèrent. Ils quittèrent le parking pour gagner un ascenseur qui les mena directement à un immense réfectoire, semblable à celui de la brigade. Après s’être servis, ils s’attablèrent tranquillement.
-                Alors, comment c’est, Munich ? voulut savoir Nathanaël. J’aurais bien aimé vous accompagner !
-                La ville est immense ! déclara Azela, un grand sourire aux lèvres.
-                C’est vrai, acquiesça Cinaed. Et verte.
-                Oui, il y a plein de parcs ! Moi qui rêve d’y aller depuis que j’ai lu Les aventures de Boro, reporter photographe, je suis comblée !
Nathanaël grimaça. Blèmia Borowicz, dit Boro, un de ses pires ennemis… bien qu’il ne soit qu’un héros de roman ! Romans signés Franck et Vautrin, qu’Azela avait dévorés sans vergogne à la bibliothèque de leur QG. Le premier tome avait comme lieu phare Munich, là où se retrouvaient Maryika et Boro après une longue séparation. Alors, oui, depuis, Azela avait une folle envie de voir Munich. Elle était même partie trois jours avant le début des opérations pour jouer la touriste. Bon, personne n’allait s’en plaindre, c’était comme ça qu’elle avait découvert l’agent de la brigade déjà dans la place pour tenter de capturer la personne que l’anti-brigade cherchait elle-même à protéger.
Nathanaël attaqua son plat. Il sentait, discrètement, un pied l’effleurer sous la table. Relevant les yeux, il croisa le regard rieur d’Azela et esquissa un sourire à son tour. Il se tourna vers Cinaed qui mangeait silencieusement.
-                Au fait, la date a été fixée ?
-                Une demi-douzaine de jours, répondit le jeune homme. Pas plus.
-                C’est la plus grosse opération à laquelle on va participer depuis notre arrivée, s’enthousiasma Azela.
-                Oui, c’est bien vrai.
Encore une semaine… Une semaine et ils allaient frapper la brigade en plein cœur.

Azela et Nathanaël se baladaient silencieusement, main dans la main, profitant simplement de la présence de l’un et l’autre. La jeune femme aimait ces moments de tranquillité où ils sortaient en ville, loin du QG, des plans de l’anti-brigade et de toute la tension qui régnait parmi ses semblables. Elle aimait pourtant ses compagnons avec lesquels elle partageait ses jours, mais être sans cesse sur ses gardes l’épuisait.
Au moins, elle se sentait en sécurité avec Nathanaël. Son homme, sentant qu’elle le fixait, se tourna vers elle pour lui offrir un sourire chaleureux et communicatif. Leurs doigts s’entremêlèrent naturellement alors qu’ils marchaient un peu plus pressés l’un contre l’autre.
-                Un jour, on ira se promener dans l’Englischer Garten ensemble, promit-elle doucement.
-                Oui, bien sûr. Pas uniquement là-bas, d’ailleurs. On pourra aller où l’on veut.
-                Oui, tu as raison… On ira en Angleterre, aux Etats-Unis, en Inde, au Japon, en Afrique… Partout.
-                On retournera à Honeda pour revoir notre famille.
-                On fondera la nôtre ?
Le sourire de Nathanaël se fit plus tendre encore.
-                Bien sûr. Une fois la brigade démantelée, on vivra simplement… heureux.
Un programme fort banal, mais auquel tous deux aspiraient le plus au monde. Un projet qui n’aboutirait peut-être jamais… Mais l’espoir fait vivre et, cet espoir, ils le couvaient au fond de leur être, tout au fond de leur cœur.
Les amoureux s’assirent sur un banc pour profiter de la sombre lumière du crépuscule. Azela s’étira voluptueusement. A se promener ainsi, elle avait presque l’impression d’être une fille normale.
-                Cela faisait longtemps qu’on n’était pas sorti, sourit-elle.
-                Ils nous laissent souffler un peu avant l’assaut final, acquiesça Nathanaël. Ce n’est pas vraiment pour me déplaire !
-                Ouais, pareil !
Ils restèrent un moment silencieux, puis le jeune homme se tourna vers sa dulcinée.
-                Cinaed est toujours aussi silencieux… Tu crois qu’on devrait lui trouver un petit copain ?
-                Il a rejeté assez violemment celui qu’on lui a présenté la dernière fois, grimaça Azela.
-                Oui, c’est vrai… Oh, après l’opération, on l’emmène à Honeda ! Comme ça, tu reverras ton grand-père et moi, ma sœur. Et ensuite, on ira chercher Ael. Qu’est-ce que tu en dis ?
Ael… Azela se renfrogna. La simple évocation de ce nom raviva les doutes qu’elle avait enfouis en elle. Et si c’était vraiment lui… ? Et si c’était vraiment sur lui qu’elle avait tiré ? Elle se mordilla nerveusement la lèvre inférieure. Devait-elle en parler à Nathanaël ? Elle s’apprêtait à ouvrir la bouche quand elle vit le jeune homme se lever.  
-                Je reviens !
Il partit au trot vers une camionnette. Un marchand de glaces ? Azela grimaça. Elle détestait ces trucs-là ! C’était froid, ça faisait mal aux dents et ça avait une texture abominable. Mais Nathanaël ne revint pas avec des glaces, juste le sourire aux lèvres. 
-                Viens, je lui ai demandé d’augmenter le son.
-                Le son ?
C’est alors qu’elle remarqua une musique qui emplissait l’air, provenant des haut-parleurs accrochés à la camionnette. Une voix s’éleva bientôt et Azela ne put s’empêcher de rire.
-                Tu es vraiment un amant attentionné quand tu t’y mets, chuchota-t-elle.
Il noua ses bras autour de sa taille alors qu’elle l’enlaçait. Ils murent sur le rythme d’une chanson qui évoquait des souvenirs rien qu’à eux, se souriant d’un air entendu, tendre et secret. 
-                Et la foule vient me jeter entre ses bras. Emportés par la foule qui nous traîne, nous entraîne, écrasés l’un contre l’autre, nous ne formons qu’un seul corps…
Il la contemplait alors qu’elle chantonnait les paroles d’un air rêveur.
-                Et la joie éclaboussée par son sourire, me transperce et rejaillit au fond de moi… Mais soudain, je pousse un cri parmi les rires, quand la foule vient l’arracher d’entre mes bras…
Les deux valseurs se reculèrent brutalement, arrachant leur corps à ce ballet, mais toujours unis par leurs doigts fermement entremêlés. Un rire brille dans leurs yeux complices. Ils s’aiment. 
-                Et traînée par la foule qui danse et s’élance, une folle farandole, je suis emportée au loin. Et je crispe mes poings, maudissant la foule qui me vole l’homme qu’elle m’avait donné et que je n’ai jamais retrouvé.
Comme pour conjurer la malédiction qui planait dans ces paroles, Azela fondit sur son amant pour se réfugier entre ses bras. Leurs lèvres se cherchèrent, se frôlèrent, se reconnurent et s’avalèrent.
-                Il y a des fois où je te hais, lui avoua Azela, toujours serrée contre son corps. Je hais être aussi dépendante de toi.
-                C’est l’amour, bébé, soupira Nathanaël d’un air faussement dramatique. 
-                Pff… 
-                Si cela peut te rassurer, je suis dans le même cas que toi.
-                Tu crois qu’on devrait partir en cure de désintoxication ?
-                Hum… jamais ?
-                Ça me paraît être une proposition honnête.

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