lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 14

Scène de pleurs






Arra traînait son agent à travers les couloirs, suivie comme de son ombre de Greuz et quelques autres pensionnaires.
-                Où m’emmenez-vous ? protesta une nouvelle fois Ael. Madame !
-                On ne sait pas ce que Lizzie va faire des agents ! répliqua Arra. Je ne veux pas qu’elle te tue !
-                Mais… 
-                Ael, on y a longuement réfléchi, intervint Greuz. Il faut que tu partes, maintenant. On ne prendra pas le risque de te perdre.
-                Vous plaisantez ? s’étrangla le garçon. Et que je laisse Edda et les autres ? Je ne peux m’enfuir alors qu’ils risquent de tous mourir !
-                On ne te laisse pas le choix !
Ils se plaquèrent contre un mur pour laisser passer une sorte de tornade qui courait à travers les couloirs en direction du bureau de la chef de l’anti-brigade.
-                Ils ont le feu aux fesses, ceux-là, marmonna Arra. Vite, filons !
Ils se remirent à courir, traînant derrière eux Ael.
-                Je ne peux pas abandonner ! protestait-il. J’ai quelqu… !
-                La ferme ! C’est un ordre, Ael ! Tu es mon agent, tu obéis !
-                Mais… 
Greuz le fit taire en le bâillonnant d’une main. Ils approchaient du parking. Là, Arra s’arrêta. Elle serra son agent dans ses bras.
-                Avec Greuz, tu passeras sans difficulté, murmura-t-elle. Sois prudent, petit. 
-                Au revoir, Ael, chuchotèrent les pensionnaires.
Le jeune homme hésitait encore. Il jeta un coup d’œil à Greuz qui l’attendait avec impatience.
Alors il hocha la tête.

-                Où est l’agent qui était emprisonné ici ?!
Lizzie était furieuse. Ael avait été enfermé ici, oui, juste sous son nez, et elle n’en avait rien su ! Elle se tourna vers une jeune agent, dans la geôle face à celle de leur ami. Edda haussa les épaules.
-                Des hybrides sont venus le chercher un peu plus tôt.
-                Tu nous as appelés comment ? siffla un homme aux côtés de Lizzie.
-                Suffit ! gronda sa chef.
La jeune femme passa une main fatiguée sur son visage. Comment, oui, comment avait-elle pu ne pas s’en rendre compte !? C’était le bout du monde ! Elle se tourna vers ses trois amis qui avaient triste mine.
-                On va le retrouver, leur assura-t-elle. S’il a été emmené, il n’est sûrement pas bien loin.
-                Alors qu’on allait le voir enfin, murmura Nathanaël, abattu.
-                Mais qui aurait pu se douter que c’était un agent ? soupira Lizzie, troublée.
Cinaed demeurait silencieux, fixant sans la voir la grille encore ouverte. 
-                On pourrait demander à Anaïs, intervint une femme qui tenait Julie et Gof par la main. Elle, elle le repérera instantanément.
-                Veux voir Ael ! réclama la fillette en pleurnichant.
-                Oui, oui… 
-                Vous ne le retrouverez pas de si tôt, je crois, se moqua une voix masculine. 
Ils se tournèrent vers Eyck qui les observait d’un air railleur. Lizzie s’approcha de lui.
-                Que veux-tu dire ? demanda-t-elle d’un ton sec.
-                Ael n’est peut-être pas le meilleur agent de toute la brigade, mais il a un truc qu’aucun de nous ne possède.
-                C’est-à-dire ?
-                Le soutien des hybrides.

C’était Siméon qui gardait le parking. Aussi, quand il vit Ael en émerger, accompagné de Greuz, un grand sourire fendit son visage. Il abandonna son livre pour fondre dans les bras de son ami. 
-                Siméon ! s’exclama le jeune homme.
-                Je suis content que tu ailles bien, lui avoua le garçon en se détachant de lui. Ne t’en fais pas pour nous, la chef ne nous retient pas prisonnier, on est libre. Je peux aller acheter mes livres moi-même maintenant.
-                … 
-                Prends soin de toi, hein… 
-                Oui, bien sûr, lui assura le jeune homme, les larmes aux yeux. Toi aussi, Siméon.
-                Merci. Merci pour tout.
Ael s’engouffra dans la voiture que Greuz était allé chercher. Ce dernier lui tendit les clés dans un petit sourire.
-                Ma place est parmi mes semblables. Toi, ne tente pas de revenir, compris ? ajouta-t-il en fronçant sévèrement les sourcils. C’est ton passé, maintenant, compris ? Tu n’es plus un agent de la brigade. Tu es libre, maintenant, toi aussi.
-                Greuz, je… 
-                Mais si tu veux parler, je serai là-bas tous les samedis à neuf heures.
Ael acquiesça dans un sourire.
Il démarra en trombe.

Lydéric était d’une humeur épouvantable. Comme tous les vendredis soirs, en réalité. Cela faisait près d’un mois que son petit ami l’avait plaqué, son boulot le faisait considérablement c***r et sa mère ne se remettait pas de son orientation sexuelle. Il avait le droit d’aimer un homme si son cœur balançait dans ce sens, non mais !
Le jeune homme se déboucha une bière. Rien de tel pour reprendre la graisse qu’il venait de perdre dans son jogging, tiens ! Si son agent le voyait, il l’engueulerait. Les mannequins, ça n’a pas vraiment le droit à la bière… Enfin, bon, tant pis, ce n’était pas la première fois qu’il dérogeait aux règles de son manageur. Tiens, il allait même faire plus que ça. Lydéric avait presque un sourire diabolique tandis qu’il se commandait une pizza au fromage. Hum, les calories ! Mais il avait faim et se sentait seul. Son lit lui semblait trop grand, trop froid, son appartement trop vide.
On sonna à la porte. Lydéric jeta un coup d’œil à l’horloge murale. Rapide, cette pizza ! Il faudrait qu’il pense à retenir le numéro. Mais, lorsqu’il ouvrit, ce n’était pas le livreur qui l’attendait sur le palier. C’était un jeune homme dégoulinant de pluie qui observait autour de lui avec inquiétude, l’air fatigué et hagard. Une fois remis de sa surprise, Lydéric esquissa un fin sourire.  
-                Tiens, ils les livrent avec des surprises, les pizzas ? railla-t-il.
Ael grimaça un petit sourire à son tour.
-                Je te dérange ?
-                Pas le moins du monde.

Une demi-heure plus tard, c’était un Ael douché, habillé de vêtements secs et une part de pizza à la main qui poussait un soupir de bien-être. Lydéric, assis en face de lui, sirotait sa deuxième bière.
-                Tu m’expliques ? finit-il par demander.
-                C’est un peu compliqué, avoua le garçon. Mais je n’ai plus de boulot et j’ai certainement des types qui veulent ma mort.
-                Carrément ?
-                Carrément.
-                Qui ?
-                Une organisation nommée l’anti-brigade.
-                Hum… 
-                Ne me regarde pas avec cet air sceptique ! se récria le garçon. C’est la vérité.
-                Je n’en doute pas, mais bon… Et pourquoi ces gens t’en veulent ?
-                … C’est vraiment compliqué. C’est une longue histoire.
Lydéric se cala confortablement sur sa chaise, un petit sourire aux livres. Ça tombe bien, il adorait les histoires.
-                On a tout notre temps, non ?
Connaissant son frère de cœur, Ael savait qu’il ne le lâcherait pas. En même temps, il s’était réfugié chez lui, n’ayant nulle part d’autre où aller, car ses parents habitaient bien trop loin d’ici pour qu’il envisage pour l’instant de s’y rendre. La seule personne susceptible de l’héberger qui lui était venue à l’esprit, c’était cet homme qu’il avait croisé par hasard lors d’une mission pour la brigade. Depuis, ils s’était régulièrement revus, s’étaient liés d’amitié et même s’ils sentaient tous deux qu’ils pourraient aller plus loin ensemble, aucun n’avait fait le premier pas.
Ael leva timidement les yeux sur cet adonis. Il était beau, mais ce n’était pas ce qu’avait remarqué en premier le jeune homme quand il l’avait rencontré. Ce qui l’avait attiré chez Lydéric, c’était sa voix, chaude et protectrice. En un instant, il avait su qu’il pourrait faire confiance à cet homme.
L’ex-agent fronça les sourcils et se ressaisit. 
-                OK, je vais te raconter, mais il faudra que tu me croies sur parole, d’accord ? Et évite de me virer après, je n’ai pas envie de finir à la rue.
Lydéric haussa un sourcil amusé, puis hocha doucement la tête.
Alors, Ael se mit à dévoiler la vérité sur les trois dernières années de sa vie, celles qu’il avait cachées à son ami durant tout ce temps. Ce dernier écouta attentivement, sans l’interrompre une seule fois, bien qu’il en mourait parfois d’envie. Finalement, quand Ael se tut, il demeura silencieux un moment puis demanda d’un air tout à fait naturel. 
-                Et tu crois qu’il existe des pensionnaires capables de faire apparaître des billets de banque en un claquement de doigt ?
-                C’est tout ce que tu as à me demander ? grogna Ael, un sourcil haussé.
-                J’en ai pas mal pour tout t’avouer… Tes brûlures, d’abord.
Ael releva les manches de la chemise que lui avait prêtée le mannequin. Il ne restait du passage des flammes que de fines cicatrices blanches. 
-                Tu guéris vite, constata Lydéric, une pointe de soulagement dans la voix.
-                Hum… 
-                Par contre, tu as toujours les marques autour de ton cou.
Le jeune homme sursauta. Instinctivement, il remit en place le col de la chemise pour dissimuler les traces rouges.
-                C’est un ami… qui me les a faites, avoua-t-il.
-                Un pensionnaire, lui aussi ?
Ael hocha la tête, soulagé que Lydéric prenne tout ça avec autant de facilité.
-                Depuis, ces marques sont là, je ne pense pas qu’elles s’effaceront maintenant… Quant aux flammes, j’ai l’impression qu’elles sont aussi le produit d’un pensionnaire, mais… 
-                Mais ?
Ael cherchait ses mots, hésitant, inquiet. Il semblait sur le point de fondre en larmes ! Surpris par un tel changement d’attitude, Lydéric s’approcha pour enrouler ses bras autour de ses épaules.
-                Tu n’es pas obligé de m’en parler. Ça fait déjà beaucoup de révélations pour un soir, hein ?
-                Je crois, oui, ria nerveusement le jeune homme.
Lydéric sourit et lui baisa affectueusement la tempe.
-                Après toutes ces émotions, une bonne nuit s’impose. Je te prépare la chambre d’ami.
-                Merci.

Une fois qu’il fut couché, Ael fixa un moment le plafond. Il n’avait plus rien… Tout était parti en fumée dans l’incendie du pensionnat. Il avait fouillé dans la boîte à gants de la voiture et y avait trouvé quelques billets, un revolver, les papiers du véhicule et un paquet de cigarettes. A part ça, il ne possédait rien… Il se leva et ouvrit la fenêtre. Un vent glacé s’engouffra dans la chambre. Un petit claquement, une flamme puis un bout qui rougit. Ael inspira un coup avant de recracher la fumée de la cigarette alors qu’il se tenait appuyé contre le chambranle de la fenêtre. Son cœur battait lourdement, il avait envie de hurler à la face du monde. Envie de pleurer, aussi, dans les bras de quelqu’un. Non… Il eut un pauvre sourire, un sourire à la fois tragique et rageur. Il avait envie de ses bras… De son odeur, de sa présence, de sa chaleur, de sa voix, de ses yeux… Ce soir-là, son être tout entier le réclamait avec plus de force que jamais.  
-                Les passions adolescentes sont souvent aussi ardentes qu’un brasier… hein ? C’est bien ce que tu disais, maman… 
Il tira une nouvelle fois sur la cigarette et recracha la fumée dans une grimace.
-                C’est vraiment dégueulasse.

Cinaed était assis sur son lit. Silencieusement, il consultait son portable, le sien, celui que lui avait confisqué autrefois la brigade quand il avait été enfermé. Il regardait ces textos demeurés sans réponse, ces mails plein d’espoir, ces photos colorées par le passé et les souvenirs… Tous ces messages, toutes ces attentions qui étaient demeurés sans réponse. Et rien que pour cela, il haïssait la brigade. Parce qu’à cause d’elle, il avait laissé Ael seul, sans réponse, dans l’attente d’un espoir qui n’était jamais venu.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis sa libération. Il relisait inlassablement ces mots, s’attardant sur les photos où Ael lui présentait sa nouvelle vie avec enthousiasme et un optimiste qui lui mettaient du baume au cœur. A mesure que le temps s’était écoulé, ses messages étaient plus pressés, plus inquiets, puis plus courts et plus cinglants. Le dernier remontait à il y à cinq ans.
Le jeune homme se laissa tomber en arrière et fixa le plafond avec intensité. Sa main se porta à son cœur. Lentement, il en compta les battements pour calmer la vague de colère et de tristesse qui menaçait de le submerger. Dire qu’Ael avait été là, tout près, pendant près d’une semaine… Il avait été dans le QG et lui n’avait rien su ! Il s’en voulait terriblement pour cette simple raison.
Sachant qu’il n’arriverait pas à dormir, il se leva et passa dans le salon. Il habitait un petit appartement qu’il arrivait à se payer grâce à son salaire de dessinateur dans un journal, bien qu’il passât une grande partie de son temps au QG qu’avait bâti Lizzie en centre-ville. Il s’apprêtait à allumer la télé quand on sonna à sa porte. Surpris, il alla ouvrir, se demandant de qui il pouvait bien s’agir à cette heure-ci.  
-                Ah, salut, Cinaed !
-                Tiens, Lydéric, le salua sobrement le garçon.
-                Je peux entrer un instant ?
-                Bien sûr.
Le jeune homme s’effaça pour laisser place à son voisin de palier. Ce dernier entra en lui lançant un magnifique sourire comme ceux qu’il devait servir à tour de bras aux photographes.
-                J’ai plein de choses à te dire ! lui lança le mannequin alors qu’ils se dirigeaient vers le salon.
-                Hum ?
-                Pour tout t’avouer, j’héberge quelqu’un en ce moment. Un type que je connais depuis longtemps, depuis près de trois ans.
Ça y est, c’était reparti. “Pourquoi il doit toujours me confier ses histoires de cœur ? songea Cinaed, dépité. Parce que je ne parle pas ? Parce que j’ai l’air de l’écouter ? Parce que je suis le seul qui n’ait pas grimacé de dégoût quand il m’a dit qu’il était homosexuel ? J’sais pas, j’comprends pas. Il est bien gaulé, mais il est chiant, ce mec…”
-                En somme, j’aimerais le séduire, mais, en même temps, je le considère un peu comme mon frère.
-                Hum ? 
-                Il est carrément canon, tu veux dire ! Et super adorable en plus !
-                Hum ?
-                Le problème ? Hé bien, c’est que… J’sais pas, j’ai pas l’impression qu’il veuille aller plus loin.
-                Hum ? 
-                Parce que je crois qu’il est toujours amoureux de son ex.
-                Hum ?
-                Il l’a connu quand il vivait en France avec ses parents. Ça remonte à plus de six ans ! Comment tu peux être amoureux aussi longtemps de la même personne ? C’est dingue… 
-                Hum…
-                Enfin, s’il est toujours amoureux, je ne le forcerai pas, au contraire. S’il est heureux, ça me va ! Il paraît qu’ils se seraient perdus de vue, mais compte sur moi pour faire jouer mes relations ! Je le retrouverai, son amoureux !
Ah oui, c’était pour ça que Cinaed acceptait d’écouter ce moulin à parole : parce qu’il était tout de même plus intelligent qu’il n’y paraissait.
-                Faudra que je te le présente ! Bon, là, il dort, mais on se fera une bouffe bientôt, OK ? Et toi, les histoires de cœur ?
-                Hum… 
-                Oh ? C’est vrai, rien de neuf ? C’est dingue, ça !
-                Hum.
-                Il n’y a personne dont tu es amoureux ?
Cinaed se tendit comme un arc. Lydéric le remarqua, et n’insista pas. Apparemment, si… Il se leva, jugeant préférable de reporter à plus tard ses interrogations, mais décidé à faire avouer à son voisin de palier l’identité de l’élue (ou l’élu, pourquoi pas) de son cœur.
-                En tout cas, merci de m’avoir écouté ! Je te le présenterai, comme ça, tu pourras lui glisser quelques compliments à mon sujet, OK ?
-                Hum.
-                Merci ! Bonne nuit, Cinaed !
Ce denier le regarda regagner son appartement de ce pas souple caractéristique aux mannequins. Finalement, ce moulin à paroles aura eu la vertu de le fatiguer. Son corps réclamait son quota de sommeil. Alors qu’il se recouchait, il songeait aux confidences de Lydéric. Il avait dit que le garçon qu’il aimait serait amoureux d’un autre.
-                Six ans, ça fait long… 
Il sortit du tiroir de sa table de nuit un dessin qu’il avait croqué au petit jour, six ans plus tôt. Ael n’en savait rien, il l’avait dessiné alors qu’il dormait encore, la bouche entrouverte et une esquisse de sourire sur les lèvres. Cinaed sourit à son tour. 
-                Peut-être qu’un jour, nous aussi, on sera réunis, hein… 

Environ une semaine s’était écoulée depuis la fuite d’Ael. Malgré les recherches menées par l’anti-brigade, le garçon demeurait introuvable. Quant à la voiture volée sur le parking, ils l’avaient retrouvée quelques jours plus tard, abandonnée dans une ruelle. Mais aucune trace de son conducteur.
Greuz déjeunait en compagnie des enfants. Depuis le départ de leur ami, ces deux-là étaient très tristes, mais s’étaient vite rapprochés du mastodonte qu’ils considéraient autrefois comme un ogre. Nathanaël et Azela étaient attablés un peu plus loin. Ils avaient une carte de la ville étalée devant eux et émettaient diverses hypothèses quant à l’emplacement probable d’Ael. Siméon, qui mangeait avec Greuz, esquissa un pauvre sourire. 
-                On dirait qu’ils aiment beaucoup Ael, fit-il remarquer.
-                On dirait, acquiesça Greuz, l’air grave. Mais je me méfie de cette Lizzie.
-                Oui, mais… Tu ne pourrais pas les emmener ?
Greuz devina ce à quoi il faisait allusion. Il aurait vite adhéré à cette idée, mais il était trop honteux. Il n’oserait jamais exposer sa victime à des yeux inconnus, même s’il s’agissait d’amis d’Ael. Sa victime, son crime… Si Ael n’était pas intervenu, ce ne serait pas dans le coma que serait Gabrielle Helldi, mais dans un cercueil.
Même si, à ses yeux, elle était une morte en sursis, une personne qui s’accrochait fermement à la vie, mais qui allait finir par sombrer définitivement.
Et cela ne faisait qu’augmenter la culpabilité qui le rongeait déjà. 
-                Ah, Cinaed !
Nathanaël appelait un jeune homme aux cheveux blonds et à la mine silencieuse. Ce dernier tenait, coincé sous son bras, un carton à dessin. Il sourit à la vue du couple qu’il rejoignit pour participer aux recherches. Siméon l’observait, admiratif.
-                Ça fait plusieurs fois que je le croise, murmura-t-il, mais je n’ai pas encore réussi à lui dire bonjour… 
-                Tu le connais ? s’étonna Greuz.
-                C’est un dessinateur assez célèbre, lui sourit l’adolescent. Il dessine des BD dans différents magazines, mais j’ai entendu dire qu’il travaillait pour un journal en ce moment. J’aime beaucoup sa façon de dessiner, elle est unique !
-                Ah oui ? Tu me montreras ?
-                Bah attends, j’ai une BD de lui dans mon sac.
Il posa sur la table un sac qui claqua lourdement sur le plateau. Il était plein à craquer de revues, livres, mangas et BD.
-                Tu vas te bousiller le dos, fit remarquer Greuz alors que les enfants fouillaient dans le sac avec curiosité.
-                Ael me disait ça aussi, sourit Siméon. Ah tiens, elle est là !
Il lui tendit une revue. Greuz dut reconnaître que les dessins étaient superbes, bien qu’il s’y connaisse très peu en matière de bande dessinée. Il trouva une photo du dessinateur, ainsi qu’une petite biographie sur la quatrième de couverture. Là, ses yeux s’écarquillèrent et son souffle se suspendit. Im… pensable. Il se redressa d’un bond, tenant toujours la revue qu’il écrasait maintenant dans son poing. Siméon l’observait, stupéfait alors que Julie et Gof passaient en quatrième vitesse sous la table pour se réfugier de l’autre côté, effrayés par le brusque changement d’humeur de Greuz. Ce dernier se dirigeait déjà vers la table de Nathanaël, Azela et Cinaed. Il attrapa brusquement celui-ci par les épaules et, sans lui laisser le temps de réagir, il demanda d’une voix plaintive :
-                Tu es Cinaed Helldi ? Helldi ?
Cinaed se dégagea sèchement de la prise de Greuz.
-                Oui, et alors ? grogna-t-il. Qu’est-ce que tu me veux ?
-                Helldi… Oh mon Dieu… 
Greuz en tremblait. Il passa une main agitée sur le bas de son visage, hésita. Chercha ses mots. Se lança.
-                Es-tu le frère de Gabrielle ?

Six ans sans nouvelles. Six ans, ce n’était pas rien, tout de même. Cinaed avait souvent rêvé de ses retrouvailles avec sa sœur. Mais jamais il ne les avait imaginées ainsi. Pas dans cette chambre obscure qui puait le renfermé et les produits chimiques. Pas avec cet affreux tuyau dans la gorge de cette forme immobile. Pas avec ces larmes qui roulaient sur ses joues.
-                Gab’… Hé, Gab’… GABRIELLE !
Silencieux, Nathanaël et Azela se tenaient au seuil de la chambre sans oser entrer, comme si faire un pas de plus les propulserait dans un maelström négatif qui les aurait oppressés, détruits. Alors qu’un frère anéanti, un frère qui avait regagné espoir à peine quelques jours plus tôt, alors que ce frère s’effondrait à genoux près de cette forme inerte, ils refermèrent la porte, comme abattant un voile sur une scène trop dure. Greuz se tenait dans le couloir, la tête entre les mains.
-                Que s’est-il passé ? voulut savoir Azela.
-                Je… 
-                Greuz, dites-nous, le pria doucement Nathanaël.
Sans un mot, le mastodonte hocha la tête. Quelques instants plus tard, ils étaient dans le hall de l’hôpital, chacun un café brûlant à la main.
-                Autrefois, j’utilisais mon pouvoir à tour de bras, commença timidement Greuz. Je n’hésitais jamais à m’en servir pour manipuler les gens autour de moi. Grâce à l’argent que j’avais escroqué, je vivais confortablement, mais il m’en fallait plus. Alors, je me suis lancé dans le trafic d’armes. Avec mon pouvoir, c’était si simple… Mais, à force, la brigade a fini par m’avoir dans le collimateur. Alors, ils ont dépêché un agent fraîchement sorti de formation pour me cueillir. Cet agent, c’était Ael.
Nathanaël faillit lâcher sa tasse. Il avait toujours du mal à admettre que son ami devait être considéré comme un ennemi. Greuz esquissa un pauvre sourire.
-                Ael m’a longuement traqué, j’avais plus d’un tour dans son sac, mais lui aussi. On s’est fait la guerre pendant près de quatre mois et quatre mois, pour une mission, c’est long. Surtout, qu’entre-temps, une fille avait repris contact avec lui. C’était cette Gabrielle… 
Azela but silencieusement une gorgée de café alors que Greuz l’imitait. La suite allait être dure à raconter… Il se lança.
-                Un soir, nous nous sommes retrouvés face à face, Ael et moi, comme pour un combat final. Ce dont je ne me doutais pas, c’est que j’allais perdre tout contrôle de mon pouvoir.
Le couple échangea un regard crispé. Il arrivait, bien que rarement, que certains d’entre eux n’aient plus aucune maîtrise sur leurs capacités. Cela arrivait généralement sans raison, sans symptômes précurseurs.
Et alors, la personne mourait. 
-                Gabrielle avait suivi Ael ce soir-là, avoua Greuz, alors que sa gorge se serrait à ce souvenir. Quand elle l’a vu en difficulté, elle a tenté de l’aider… Mon pouvoir l’a frappée de plein fouet et, depuis, elle ne s’est pas réveillée. Quant à moi… J’ignore comment il a fait, mais Ael a réussi à me calmer. C’était… époustouflant… Mais ma survie a coûté la vie de cette jeune fille. Elle respire, son cœur bat, son sang circule, mais elle morte…
Azela posa une main douce sur l’épaule de Greuz. Ce dernier, recroquevillé sur lui-même, avait broyé entre ses mains son gobelet en plastique vide. Il n’avait jamais raconté cela à quiconque. Cela faisait… du bien… mais mal, aussi, incroyablement mal.
Et les larmes qui roulaient sur ses joues témoignaient bel et bien de sa peine. Nathanaël sortit silencieusement son portable et composa un numéro.
-                Oui, Nat’ ?
-                Lizzie… Il faut que tu viennes à l’hôpital.

Encore des larmes, des larmes de haine, de souffrance, de tristesse, de colère, d’amour et de mélancolie.
Larmes amères, plus âcres que le sang, mais plus douces et limpides que n’importe quelle caresse. Pleurer vidait, pleurer était un acte de courage, pleurer était un geste qu’il nous fallait parfois accomplir.
Alors, Lizzie et Cinaed pleurèrent.

Aucun commentaire: