Scène d'adaptation
Nathanaël ouvrit difficilement les yeux.
Il s’était endormi dans une fourgonnette, sur le matelas de fortune qu’on avait
mis à sa disposition pour le trajet. A cause de la camisole, il avait cru qu’il
n’arriverait jamais à trouver le sommeil ! Mais, finalement, les émotions de la
veille avaient eu raison de sa résistance.
Le garçon se redressa péniblement. Il
parvint à se lever malgré ses bras entravés et s’approcha de la fenêtre barrée
d’un grillage pour observer les alentours. Il sentit le souffle lui manquer
quand il se rendit compte qu’il n’avait aucun point de repère ! Il
ignorait totalement où il se trouvait.
Quel magnifique horizon ! Plus personne pour
nous ennuyer, n’est-ce pas merveilleux, Nathanaël ?
-
Merveilleux,
en effet, murmura le garçon pour les satisfaire, espérant ainsi qu’elles se
tairaient.
Ce ne fut évidemment pas le cas.
Méfie-toi des inconnus. S’ils tentent de
t’approcher, tue-les ! Ils ne sont pas dignes de ta confiance !
-
Si vous le
dites…
Ah, je vous qu’on va être bien, là-bas, tous ensemble… N’es-tu pas de notre avis ?
-
Si,
si…
Un bâtiment blanc sembla soudainement surgir de
nulle part ! Il était là, perdu dans le creux d’un vallon. Nathanaël
comprit bien vite que cet endroit serait sa nouvelle “maison” et son cœur se
serra. La fourgonnette passa un poste de sécurité. Il vit le conducteur
descendre pour subir une fouille corporelle minutieuse. Il présenta sa carte
magnétique et on le laissa passer. Il fit avancer le véhicule dans une cour
immense et déserte. Seul un homme bedonnant à la peau hâlée se trouvait là pour
l’accueillir. Il haussa un sourcil à la vue de Nathanaël, quand on le fit
descendre de la fourgonnette. On lui enleva sa camisole.
-
Alors c’est
toi le fameux hybride…
-
Pardon ?
balbutia le garçon, interpellé par ce nom pour le moins… étrange.
-
Je
m’attendais à ce que tu aies l’air plus menaçant.
-
Ne vous y
fiez pas, répliqua-t-il, sourcils froncés. Je suis dangereux, alors je vous
conseille de rester loin de moi.
Il vit l’homme tressaillir. Il allait ouvrir la
bouche, quand une voix l’interrompit.
-
C’est bon,
Harold, tu peux me le laisser.
Nathanaël vit alors l’homme présent à son
procès s’avancer vers eux, un dossier sous le bras. Le dénommé Harold ne
chercha même pas à discuter. Il salua respectueusement le nouvel arrivant avant
de s’éloigner. L’homme à la blouse blanche feuilleta le dossier calmement puis
le referma dans un claquement sec.
-
Nathanaël
Ouïmo, alors. Je suis le docteur Wiilez, le directeur de cet établissement. Je
vais t’accompagner jusqu’à ta chambre et ainsi t’expliquer les règles… Tu
n’as rien avec toi ? Aucun bagage ?
-
Comme vous
pouvez le voir.
Le garçon se demanda un court instant s’il avait la
force de fondre en larmes. Mais non… Comme toujours, le courage lui
manqua. Le cran d’extérioriser ses sentiments l’avait depuis longtemps déserté.
Il suivit alors sans un mot son guide.
-
Tu es
interné dans la section dite dangereuse, expliquait celui-ci. Là-bas, c’est une
chambre par personne, nous ne tenons pas à ce que des bagarres éclatent entre
les pensionnaires. Jamais, jamais, au grand jamais je ne veux te voir lever la
main sur un autre hybride. On tu en subiras amèrement les conséquences.
“Encore ce nom étrange…”
-
Du moment
que tu restes dans l’aile assignée à ta section, tu peux te balader où tu veux
et ce, quand tu veux. Néanmoins, il est interdit de quitter sa chambre une fois
l’heure du couvre-feu dépassée. Il sonne tous les jours à vingt heures.
Tout en parlant, ils marchaient à travers des
corridors sombres, couverts de graffitis colorés et rêveurs. Les voix
échangeaient entre elles, impatientes et fières de leur nouveau chez elles.
Nathanaël, lui, fixait le dos de son guide sans émettre un mot.
-
Tu auras
des médicaments à prendre, continuait celui-ci. Il est évidemment interdit de
fumer, de boire ou de se droguer dans l’enceinte de l’établissement. Tu as le
droit à trois sorties par semaine dans le parc, en même temps que le reste de
ta section. Les repas sont servis dans les chambres, à heures fixes : sept
heures, midi et dix-huit heures. Tu as une demi-heure pour manger avant qu’on
ne te retire ton plateau. Les douches sont collectives. Tu as le droit à une
tous les deux jours, le soir, vers dix-neuf heures.
Il continua à énoncer quelques règles sans que
Nathanaël l’écoute. Tout à coup, toute son attention fut absorbée par une
silhouette qui venait d’apparaître à l’autre bout du couloir. Il s’agissait
d’une jeune fille aux longs, longs cheveux noirs… Ils descendaient dans
son dos en une lourde et épaisse cascade de boucles brunes. Elle avait un teint
bien pâle, comme celui d’une poupée de porcelaine et un bandeau rouge était noué
autour de ses yeux. Elle avançait d’une démarche légère et assurée, caressant
un mur de sa main droite, comme pour se repérer. Elle s’arrêta près de
l’homme.
-
Bonjour,
Monsieur le directeur, le salua-t-elle poliment.
Elle parlait avec un accent anglais dans la voix.
Elle tourna son visage vers Nathanaël et prit une série de petites inspirations
discrètes. Instantanément, les voix se turent. Pour la première fois de sa vie,
la tête du garçon fut vidée de leurs présences. Il en écarquilla les yeux. Comment… ?
-
Je ne
connais pas cette odeur… Tu es nouveau ici ?
Il fallut un temps à Nathanaël pour se rendre
compte que c’était à lui que l’étrange jeune fille s’adressait.
-
Je viens
d’arriver, acquiesça-t-il alors. Je m’appelle Nathanaël, et toi ?
-
Azela, se présenta-t-elle
dans un sourire aimable.
-
Azela, tu
pourrais l’accompagner ? intervint le directeur. C’est le nouveau
pensionnaire qui va occuper la chambre voisine de la tienne.
La jeune fille haussa un sourcil moqueur.
-
Alors comme
ça, il serait considéré comme aussi dangereux que moi ? émit-elle.
Qu’a-t-il commis de si grave ?
-
Deux
meurtres.
Nathanaël s’attendait à ce qu’elle s’enfuit en
courant, mais elle se contenta de hocher la tête.
-
Je vois.
Suis-moi, Nathanaël.
-
Heu, oui…
Il se pressa à sa suite. Azela marchait calmement,
toujours une main sur le mur pour ne pas perdre son chemin.
-
… Tu n’as
pas l’air d’être folle, finit par émettre Nathanaël, plus pour casser le
silence que pour lancer la conversation.
Un grand vide l’habitait. Aucune des voix
n’avait visiblement l’attention de se manifester en présence de cette
fille… Il avait envie qu’elle reste. Ainsi, elles se tiendraient tranquilles. Il fallait
qu’il la retienne près de lui !
-
Je ne suis
pas folle, finit par répondre Azela. Personne ne l’est ici, ce n’est pas un
hôpital psychiatrique. Mais je suis dangereuse. C’est pour ça que j’ai été
internée ici, comme n’importe lequel d’entre nous. C’est juste qu’ils ne
supportent pas de nous voir en liberté.
Nathanaël se figea, les yeux écarquillés.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce que cette fille racontait ?
Son discours lui faisait peur. Il avait pourtant été emmené dans un hôpital
psychiatrique, non ? Non ?!
… Mais où avait-il atterri ? La
main d’Azela sur la sienne le fit sursauter. Elle le tira en avant pour qu’il
se remette en route. Aussi docile qu’une poupée, Nathanaël consentit à la
suivre, le cœur battant. Tout cela lui semblait tellement étrange,
irréel… Ce lieu, la présence de cette fille aveugle, le docteur
Wiilez…
Et il y avait ce silence… C’était trop
vide ! Nathanaël n’avait jamais connu une telle quiétude. Seul le
bruit de ses pas, mêlé à ceux d’Azela, lui indiquaient encore qu’il disposait
de toute son ouïe. Il trouvait ce calme à la fois angoissant et réconfortant.
Mais c’était trop soudain… Il avait besoin de combler ce manque.
-
Tu as dit
que tu étais… dangereuse ? Tu n’en as pas vraiment l’air pourtant.
Azela se contenta de secouer tristement la tête.
-
Je ne tiens
pas vraiment à en parler. Mais je suis dangereuse, vraiment. Et pour qu’ils te
placent dans la chambre près de moi, tu dois l’être également.
-
Je
vois… Heu…
Il voulait parler, il avait ce besoin irrépressible
de combler le silence trop pesant et trop soudain qui régnait dans sa tête.
Mais ils étaient arrivés devant trois portes. Le garçon remarqua les gardes,
armés de Tasers et de matraques. Deux, chacun posté à un bout du couloir. Il
déglutit.
-
Voici ma
chambre, indiqua Azela en effleurant l’un des battants en fer. La tienne, c’est
celle à droite. Celle à gauche est vide aussi, mais je ne te conseille pas de
la prendre, les murs sont mal isolés, résultat il y règne un froid de canard en
hiver.
-
M… merci.
-
Ne me
remercie pas. Ne remercie jamais personne ici. Dans cette prison, tu vas devoir
prouver que tu es fort. Sinon, tu vas te faire bouffer. Mais bon, je suppose
que tu n’auras pas de difficulté à te faire obéir. Les meurtriers savent
souvent comment inspirer la crainte et le respect.
Elle ouvrit alors sa porte et s’engouffra dans sa
chambre. Avant de tirer le battant, elle se tourna vers lui une dernière
fois :
-
Tu as loupé
le petit-déjeuner, le déjeuner arrivera dans deux heures. Et les douches sont
ce soir. Je te guiderai.
Et elle referma la porte. Aussitôt, des
murmures par centaines emplirent la tête du garçon.
Ne l’approche pas, Nathanaël. Tue-la dès que tu en
auras l’occasion. Cette fille est dangereuse, elle est mauvaise, elle va te
faire du mal !
Son déjeuner était constitué de pain
noir, d’une assiette de haricots rouges trop cuits et d’un steak haché tout
mou. Pour tout couvert, une simple cuillère en plastique. Pas de couteau, pas
de fourchette… Nathanaël, assoiffé, vida avidement la carafe. Il ignora
superbement ses médicaments qu’il jeta dans la cuvette des toilettes trônant
dans un coin de sa chambre. Puis il sortit. Tout était silencieux dans les
couloirs. Contrairement à ce matin, Nathanaël ne rencontra aucun garde. Il
marchait sans un bruit, voulant voir à quoi ressemblait sa nouvelle prison. Elles échangeaient des commentaires
enthousiastes. La quiétude des lieux lui semblait quelque peu surnaturelle.
Il comprit néanmoins bien vite pourquoi
il ne croisait aucun “pensionnaire”. Il était à l’étage et l’une des portes de
chambre était entrouverte. Y jetant un coup d’œil, le garçon vit un homme, à
moitié assis dans son lit, presque couché. Il regardait un point fixe devant
lui sans faire le moindre mouvement. En somme, il était complètement
abruti. Par quoi ? La réponse lui parut évidente : les médicaments.
Tous les pensionnaires avaient été drogués pour éviter qu’ils se baladent
partout et ainsi écarter tous les ennuis potentiels qu’ils pourraient créer.
Les hommes d’ici ont peur de toi, Nathanaël, ainsi
que de ces autres pauvres bougres. Mais toi, tu es trop malin pour te laisser
prendre au piège.
Nathanaël allait
répliquer quand des bruits de pas attirèrent son attention. Il vit avec
étonnement Azela qui marchait avec assurance au milieu du couloir. Elle le
frôla et sursauta.
-
Qui est-là
? s’inquiéta-t-elle.
Ses narines se gonflaient et se
dilataient rapidement. Elle finit par se calmer.
-
D’après
l’odeur, tu es le nouveau, non ?
-
Oui, c’est
moi, acquiesça Nathanaël.
-
Je vois que
tu as fait ton malin et que tu n’es pas tombé dans le piège des médicaments.
-
… Pourquoi
est-ce qu’ils droguent tout le monde ?
Azela haussa les épaules. Ses sourcils froncés
disparaissaient derrière son bandeau.
-
Parce que
ça arrange bien les gardes que nous soyons aussi sages que des agneaux. Les
effets durent jusqu’au prochain repas, mais ils n’en mettront pas avec la
nourriture ce soir : ils n’ont aucune envie de nous laver comme si nous
étions des bébés.
-
Mais, ils
n’ont pas compris ce qui se passait ou quoi ?!
-
Non, mais
ça leur permet de passer le temps. Dans ces lieux, tu n’as rien d’autre à faire
que d’attendre. Nous sommes des hybrides, Nathanaël. Aux yeux des personnes
ordinaires, nous ne sommes rien de plus que de animaux à mettre en cage.
Hybride…
Un silence pesant s’installa entre eux. Azela
s’apprêtait à reprendre son chemin, mais il l’arrêta en attrapant son poignet.
Un long frisson les parcourut. Des ombres furtives et dantesques passèrent
devant les yeux du garçon. La jeune fille rompit le contact et recula. Elle
semblait quelque peu perdue.
-
O…
Oui ? finit-elle par émettre.
-
Heu… Ç…
ça te dirait qu’on… bah, fasse un peu plus connaissance ? J’aimerais
aussi que tu m’expliques ce qui se passe ici ? Je ne comprends rien. Je ne
comprends vraiment pas ! Je suis… quoi ?
L’étrange jeune fille sembla surprise par sa
question, mais finit par se détendre et acquiesça. Il la suivit à travers
quelques couloirs. Ils s’arrêtèrent dans un genre de salon aux canapés miteux
et défoncés.
-
Est-ce que
tu peux me guider ? lui demanda Azela. Les meubles sont tout le temps
déplacés, alors je n’arrive pas à me diriger.
-
OK…
Il plaça une main sur une épaule et la fit marcher
jusqu’à un fauteuil où, d’une simple pression, il lui indiqua qu’elle pouvait
s’asseoir. Il frissonna. Il avait encore vu ces ombres terrifiantes… Il
prit une chaise et y posa ses fesses.
-
Alors, que
voudrais-tu savoir ? l’encouragea la jeune fille avec une moue malicieuse.
Visiblement, tu ne sais rien d’ici, je me trompe ?
-
Bah… Pour
tout te dire, oui.
-
Je
vois… Alors c’est vrai que tout doit te sembler étrange, ici.
-
Je ne
pensais pas que les hôpitaux entretenaient des méthodes aussi archaïques.
-
Je
l’ignore, je n’ai jamais été dans un hôpital. Ici, celle qui tire les ficelles
est une association étrange nommée la brigade.
-
La… brigade ?
-
Oui.
J’ignore tout d’eux, leur motivation, leur but ou quoique ce soit d’autre. Mais
il semblerait qu’ils n’internent, ou plutôt devrais-je dire n’emprisonnent, que
des êtres hybrides.
A ce mot, Nathanaël sentit son cœur
battre plus lourdement. Cette appellation… lui faisait mal. Il en ignorait
la signification, mais il savait ce terme injurieux, blessant.
-
Azela… qu’est-ce
que ça signifie exactement… hybride ? Je ne parviens pas vraiment à
saisir…
La jeune fille allait répondre quand elle tourna
brusquement la tête, comme si un bruit l’avait alertée. Elle se redressa
péniblement.
-
Azela ?
la questionna Nathanaël.
Elle lui offrit un petit sourire contrit.
-
On
reprendra notre discussion une autre fois, s’excusa-t-elle.
Elle voulut se diriger vers la porte,
mais trébucha et faillit tomber. Elle refusa l’aide du garçon, puis sembla se
raviser et se tourna vers lui. La mine sérieuse qu’elle abordait l’inquiéta
quelque peu.
-
Q…
Qu’est-ce qu’il y a ? finit-il par demander.
-
… Rien,
quelque chose à régler. Je viendrai te chercher à l’heure de la douche.
Et elle se glissa dans le couloir.
Juste après les cours, Gabrielle fila au
manoir de sa nouvelle employeuse. Un petit mot était scotché à la porte. Entrez,
c’est ouvert. Intriguée,
la jeune fille obtempéra. De nouveau, le luxe de la demeure la frappa.
-
Excusez-moi ?
appela-t-elle. C’est moi, Gabrielle !
Elle vit une silhouette se précipiter derrière les
rideaux dans un petit cri. Surprise, elle en lâcha son cartable ! La
jumelle de Cinaed reconnut la voix de Lizbeth.
-
Hé, ce
n’est que moi ! s’empressa-t-elle de la rassurer.
Elle se rappela soudainement la consigne de Nestor
et pivota sur ses talons.
-
Je ne
regarde pas, indiqua-t-elle. Tu peux aller te cacher derrière un paravent.
-
… Merci.
Elle entendit un bruit de pas précipité.
-
C’est bon,
finit par lui signaler la jeune fille.
-
Tu as passé
une bonne journée ? la questionna Gabrielle en ramassant son sac.
-
Heu, oui,
merci…
-
Tu as
faim ? Je te prépare quelque chose ?
-
Non, c’est
bon…
-
Tu es
sûr ?
Le gargouillement d’un ventre trahit Lizbeth.
Gabrielle prit une voix sévère.
-
Tu as mangé
au moins, ce midi ?
-
… Non.
-
Et je fais
quoi, moi, si tu tombes d’anémie ?
-
Mais…
-
Pas de
mais ! Où est la cuisine ?
La voix de Lizbeth se mit à guider sa nourrice.
Cette dernière sentait la présence de la jeune fille dans son dos, mais se
garda de se retourner. Elle pouvait encore sentir les yeux brûlants de Nestor
et de la gravité avec laquelle il avait prononcé chaque mot, comme s’ils
pesaient aussi lourds que des pierres dans sa bouche : Jamais vous ne
devrez voir Mademoiselle. Jamais ! Gabrielle
poussa un soupir. Ce vieux majordome devait être complètement gaga de cette
fille pour la surprotéger ainsi… Elle ne percevait de Lizbeth que les
discrets frous-frous de sa robe, le son léger de ses pas et sa voix mélodieuse.
-
Que
dirais-tu de crêpes ? lui lança Gabrielle.
-
Ça me
paraît une bonne idée, acquiesça timidement Lizbeth.
Elles pénétrèrent dans une immense cuisine. Un plan
de travail en bois semblait s’étendre à l’infini. Une coupe de fruits gâtés
trônait au centre d’une table en acajou et un carrelage composé de carrés noirs
et blancs offrait un air solennel à la pièce.
-
Les fruits
sont complètement pourris ! grimaça Gabrielle. Où est la poubelle,
Lizzie ? Je vais les jeter.
-
Lizzie ?
La jeune fille venait de se glisser derrière un paravent.
Elle observa à la dérobée Gabrielle qui fouillait dans les grands placards mal
garnis, selon elle. Elle finit par trouver un paquet de farine.
-
Ah, je te
tiens !… Oh, pardon ! Ça ne te plaît pas comme nom
“Lizzie” ? Désolé, mais Lizbeth, je trouve ça un peu vieillot, alors que
Lizzie, c’est plutôt convivial. Ça te dérange que je t’appelle comme ça ?
-
Non… C’est
bon.
-
Super !
Alors, voyons les œufs…
Ils ne sentaient pas vraiment la rose. Elle les
reposa dans une grimace.
-
Lizzie, je
vais aller chercher des ingrédients chez moi ! signala-t-elle. Je reviens
dans quelques minutes.
-
D…
d’accord.
Gabrielle sortit précipitamment de la cuisine,
tiraillée par l’envie de se retourner. Ce qu’elle ne fit pas. Peut-être qu’elle
aurait dû… Et elle aurait ainsi vu cette main se poser sur la coupe de
fruit… qui se réduisit instantanément en poussière.
Cinaed s’apprêtait à partir travailler
quand sa sœur débarqua dans la cuisine.
-
Haut les
mains ! claironna-t-elle. Ceci est un hold-up !
-
J’ai
peur ! ironisa son frère. Tu as déjà été virée ?
-
Non, pas
encore ! Je lui ai proposé des crêpes, elle a accepté, sauf qu’il n’y pas
un ingrédient potable dans cette maison, alors j’en ramène.
-
Je
vois… Au fait, comment allait Ael ?
-
Il n’est
pas venu aujourd’hui, soupira sa jumelle en déposant quelques œufs dans une
petite boîte en carton, les calant avec des mouchoirs en papier pour qu’ils ne
se cassent pas durant le trajet. Il n’en avait sûrement pas le courage. Mais on
le reverra demain, pas d’inquiétude ! Malgré son apparence, c’est un
solide, notre petit Ael !
Elle lui offrit un sourire carnassier pour appuyer
ses dires. Cinaed sourit à son tour. Il sortit une cigarette de son paquet et
la porta à sa bouche. Le bout fumait déjà avant qu’il ne la cale entre ses
lèvres. Il en prit une grande bouffée qu’il recracha dans le visage de sa sœur,
rien que pour l’énerver. Celle-ci fronça les sourcils.
-
Tu sais
bien ce que je pense de tes clopes, alors fais gaffe de ne pas laisser traîner
ton paquet si tu veux le retrouver.
Cinaed savait qu’elle disait vrai, puisqu’elle
avait déjà mis ses menaces à exécution plus d’une fois. Il rangeait donc
précautionneusement son paquet. Puis chacun fila à son lieu de travail.
A dix-neuf heures pile, Azela frappa à la
porte de Nathanaël.
-
Dépêche-toi,
on n’a qu’une demi-heure, le pressa-t-elle. Tu as une serviette ou un pain de
savon avec toi ?
-
Non…
-
Il faudra
que tu demandes aux gardes de t’en procurer un pour la prochaine fois.
-
Heu… OK.
Une sonnerie se mit soudain à mugir,
semblable à une alarme incendie.
-
C’est le
signal, indiqua tranquillement Azela. Allez, viens.
La main toujours posée sur un mur, elle se mit à
marcher vivement sans prendre la peine de voir s’il la suivait. Ils
débarquèrent dans une sorte de vestiaire où s’empilaient des casiers.
-
Déshabille-toi
et pose tes affaires dans un casier. Les douches sont juste après.
-
Mais… Mais… Tu
vas te laver avec moi ?
Azela répondit par un sourire moqueur. Seule fille
de la section dite “dangereuse”, le personnel de l’établissement n’allait pas
se donner la peine de lui aménager
quoique ce soit en raison de son sexe.
-
Habitude,
éluda-t-elle.
Quelques personnes débarquèrent. Si certaines
étaient encore un peu vacillantes à cause des médicaments, d’autres semblaient
bien fraîches. Hésitant et quelque peu intimidé, Nathanaël se fit tout petit et
suivit vite Azela. La jeune fille avait curieusement gardé son bandeau. Elle se
dirigea mécaniquement vers une douche et appuya sur le bouton pour laisser
libre cours à l’eau chaude. Quelque peu gênée par la présence de cette
demoiselle nue à quelques pas de lui, Nathanaël fixa son attention sur le
pommeau de la douche. Il vit soudainement une main se poser sur le mur auquel
il faisait face. Un visage vint se planter devant lui, l’air goguenard.
-
Alors, le
petit nouveau, on nous salue pas ?
Les gardes étaient sortis de la salle des douches
pour laisser à leurs “pensionnaires” un semblant d’intimité. C’était l’heure
pour les requins de passer à table… Azela donna une tape sur une main qui
s’était égarée sur sa cuisse.
-
Pas touche,
Thomas, gronda-t-elle.
-
Allons,
petite Azel’, ricana le garçon au visage de fouine qui avait abordé Nathanaël,
présente-moi correctement, chérie.
-
Va te faire
foutre, ça te suffit ?
-
Avec toi,
je dis oui, bien sûr !
-
Non.
Thomas émit un rire nerveux avant de reporter son
attention sur ce petit nouveau aux yeux gris.
-
Alors, t’es
quoi, toi, comme hybride ?
Nathanaël fronça les sourcils. Encore ce
terme dont la signification continuait à lui échapper, alors qu’il y avait
réfléchi toue la journée durant. Si cela continuait, il allait perdre la
tête !
-
Alors ?
Raconte ! insista ledit Thomas. C’est pas drôle les silencieux, je ne les
aime pas… Ça me donne envie de leur montrer pourquoi moi aussi on m’a
placé dans la section dangereuse…
-
Il a tué
deux personnes, répondit expressément Azela à sa place.
Le garçon lui jeta un regard affolé qu’elle sembla
capter à travers son bandeau. Thomas se redressa, les yeux plissés.
-
Ah
ouais ? Et pourquoi ça ?
Nathanaël n’avait rien à répondre. Il ne
pouvait pas avouer que c’étaient elles qui lui soufflaient depuis toujours ce qu’il devait faire,
qui guidaient ses gestes et qui ensuite le cajolaient à force de mots doux…
Si ?
Il haussa les épaules. Bah, après tout,
peut-être qu’il était vraiment fou, lui.
-
J’entends
des voix qui me disent ce que je dois faire, se lança-t-il.
Thomas éclata de rire. Pas Azela. Elle resta
silencieuse puis fit brusquement demi-tour avant de quitter la salle des
douches.
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