lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 5

Scène de découverte


 




-                Lizzie ! C’est moi !
Gabrielle poussa la porte de l’entrée du bout du pied, les bras chargés de victuailles et de produits ménagers. La veille, elle avait discuté avec Nestor et l’avait supplié d’engager une bonne pour faire le grand nettoyage. Le majordome lui avait répliqué sèchement qu’elle n’avait qu’à le faire elle-même. Au terme de quelques tractations, la jeune fille avait réussi à négocier son nouveau salaire de femme de ménage. Ajouté à ce qu’on lui versait en tant que nourrice, cela faisait une sacrée petite somme !
-                Qu’est-ce que c’est, tout ça ?
Gabrielle se tourna vers le paravent le plus proche et sourit. Elle distinguait la silhouette de Lizzie à travers le rempart de tissus.
-                De quoi manger et faire le ménage ! annonça-t-elle.
-                Le ménage ?
-                Cet endroit est un véritable nid à poussière ! Alors j’ai décidé de m’en occuper ! Ne t’en fais pas, ce n’est pas pour autant que je vais te délaisser.
-                Je vois…  
-                Tu veux que je commence par ta chambre, peut-être ? Comme ça, tu dormiras dans un endroit qui sent bon !
-                C’est que… 
-                Tu vas nous développer une allergie aux acariens à force de traîner dans la poussière, tu sais ça ?
-                Je vais me doucher… Ma chambre est au premier étage, la pièce sans porte.
-                OK !             
Gabrielle alla ranger les courses, puis s’arma courageusement face à la poussière. Une fois équipée, elle grimpa l’escalier. Elle sentit soudainement une marche s’affaisser sous son poids et bondit sur la suivante, mue par un instinct de survie.
-                Mais elle tombe en ruines, cette maison ! s’écria-t-elle. Si ça se trouve, le plafond va s’effondrer sur nos têtes !
A peine eut-elle prononcé cette phrase qu’un cri retentit dans toute la maison, accompagné d’un fracas de fin du monde !
-                Lizzie ! paniqua Gabrielle.
Elle laissa tomber seaux, balai et produits pour s’élancer à toute allure vers la source de l’éclat de voix. Elle fila, terriblement inquiète à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à la jeune fille. 
-                Lizzie ! appela-t-elle de nouveau.
Elle ouvrit à toute volée une porte dont le battant au bois pourri par l’humidité s’arracha de ses gonds et s’effondra sur le sol, ne laissant que la poignée dans la main de la lycéenne éberluée. Gênée, elle sifflota deux, trois notes tout en jetant l’objet par-dessus son épaule. Gabrielle prit son courage à deux mains et fit quelques pas prudents, de peur de sentir soudainement le plancher se dérober sous ses pieds. 
-                Lizzie ? Lizzie, tout va bien ?
Elle repoussa un rideau arachnéen d’un revers de main et fut éblouie par la lumière du jour qui se déversait dans la salle de bain, crue. Une main placée en visière, l’adolescente leva les yeux vers le toit… inexistant.
-                J’aurai peut-être dû tenir ma langue, marmonna-t-elle.
Au milieu des débris de tuiles et de charpente, gisait une forme noire, enveloppée dans un kimono japonais en soie. Gabrielle fronça les sourcils. Qui… 
-                Lizzie !
Son premier réflexe fut de vouloir se précipiter vers la jeune fille quand un détail la frappa… et la paralysa. Des mains… De fins poignets d’oiseaux à la peau noire, prolongés par des mains d’os. Pas de chair, d’articulation ou de tendons ! Juste des os d’une blancheur éclatante ! Gabrielle battit plusieurs fois des paupières, interdite. Avec son jumeau pyromane, elle avait l’habitude des bizarreries, mais là… 
Un gémissement la fit sursauter. Elle vit Lizzie lever la tête, l’air encore complètement sonnée. Elle passa les phalanges de sa main droite sur son crâne, faisant couler entre ses doigts ses tresses africaines couleur sang.
-                Ça fait mal… chuchota-t-elle.
Elle se figea soudainement en voyant Gabrielle debout près de la porte. Son premier réflexe fut de masquer ses mains derrière elle.
-                Je les ai vues, indiqua sa nourrice, sarcastique.
-                Tu n’aurais pas du ! cria Lizzie, hors d’elle.
Gabrielle la considéra quelques secondes calmement puis s’avança.
-                Ne t’approche pas !
-                Pourquoi ? demanda calmement l’adolescente en continuant de marcher vers elle.
-                Ne fais pas ça ! C’est dangereux !
Là, Gabrielle s’arrêta. Elle plissa les yeux puis s’accroupit. Elle n’était qu’à quelques centimètres de Lizzie qui, elle, s’était recroquevillée sur elle-même. 
-                Lizzie, l’appela doucement la jeune fille, tu devrais me montrer ta tête. Des morceaux te sont tombés dessus, ça doit saigner.
-                Tu ne dois pas me toucher, murmura l’adolescente en se collant le plus possible au mur. Jamais… 
-                Si tu voulais bien m’en donner la raison, je respecterais ta volonté, sinon, je me dois de te soigner !
-                S’il te plaît, Gabrielle, je… 
-                Arrête tes manières et crache le morceau, bon sang !
Elle vit des larmes s’accumuler au coin des yeux de Lizzie, mais ne revint pas sur ses paroles.
-                Alors ? s’impatienta-t-elle.
-                Tu vas mourir… 
-                Pardon ? Je n’ai rien entendu.
-                Tu vas mourir !
La lycéenne lui offrit un petit sourire.
-                Voilà, c’est dit.
-                Mais… Ça ne t’effraie pas ? s’étonna Lizzie en écarquillant ses yeux aux reflets de thé.
-                J’ai un frère capable de produire des flammes, pouffa sa “nourrice”, alors tu sais, ce genre de choses ne me fait plus vraiment peur.
-                Je suis capable de tuer par un simple contact physique, chuchota la jeune fille à la peau noire en montrant ses mains squelettiques, les yeux écarquillés. Mes parents m’ont abandonné à cause de ça… 
-               
-                J’aurais préféré ne pas t’imposer ce triste spectacle.
-                Moi je trouve ça original !
Lizzie fronça les sourcils. Elle se heurta violement au sourire amusé de la lycéenne qui la désarçonna.
-                Dire que tu devrais t’enfuir en hurlant, chuchota-t-elle en esquissant un pauvre petit sourire.
-                Ce n’est pas mon genre ! Tu peux te lever ? Désolée, mais je ne peux pas vraiment t’aider, apparemment.
Lizzie acquiesça en silence. S’appuyant sur le rebord d’une baignoire à la couleur douteuse, elle se mit doucement sur pieds, prise de vertige. Les yeux de Gabrielle s’écarquillèrent quand elle vit une tache écarlate se répandre là où la jeune fille avait posé sa main. La matière avait rouillé à son contact !
-                Je comprends un peu mieux l’état lépreux de cette maison, soupira l’adolescente. Tout ce qui entre en ton contact se dégrade jusqu’à devenir poussière, c’est ça ?
-                Oui, confirma Lizzie. Sauf mon propre corps.
-                Mais… et tes vêtements ?
-                Ils sont tissés dans une matière très solide, ce qui fait qu’ils ne sont rongés que très lentement. Tu ne le vois pas, mais, en ce moment même, mon pouvoir est en train de les faire vieillir. Dans quelques jours, tout au plus, ils tomberont en poussière.
-                Ça fait cher la garde-robe… Et pour manger ? Toutes les crêpes que je t’avais faites !
-                Elles sont tombées en cendres dès que je les ai effleurées, avoua timidement la jeune fille.
-                Mais comment tu fais pour te nourrir alors ?
-                Nestor me donne la becquée, rougit Lizzie.
-                Mais il est absent super souvent ! Tu dois mourir de faim !
-                Ça va encore… 
-                Ah non, ça ne va pas, mais alors pas du tout ! Allez, viens !
-                Pour ? s’étonna Lizzie.
-                Manger !
Quelques minutes plus tard, Gabrielle se brûlait les mains en sortant un plat cuisiné du four. Elle le laissa tomber sur la table puis secoua ses doigts en jurant. Lizzie l’observait faire, amusée. Elle était assise sur une chaise branlante.  
-                Tiens, elle est encore debout ? demanda avec étonnement la jumelle de Cinaed en jetant un coup d’œil suspicieux au meuble.
-                Seules mes mains apportent la mort, avoua la jeune fille.
-                Ah, OK !
Gabrielle s’assit sur une chaise… qui s’effondra sous son poids. Elle tomba dans un cri de surprise puis se mit à jurer comme un charretier. Lizzie la considéra avec stupeur, étonnée que de tels mots puissent sortir d’une bouche féminine, puis se mit à rire discrètement. La lycéenne lui jeta un regard noir. 
-                Moque-toi, moque-toi, maugréa-t-elle en se relevant tout en massant son postérieur endolori. Et moi je vais m’amuser à te voir manger toute seule.
-                Pas de problème ! claironna Lizzie.
Elle cueillit le plat entre ses mains d’os. Le carton se désagrégea instantanément, puis la nourriture se mit à verdir, de la moisissure fleurit puis le tout tomba en poussière. En près d’une minute, il ne restait plus rien du plat. Lizzie lança un regard satisfait vers sa “nourrice”.
-                J’ai fini, déclara-t-elle tranquillement.
Gabrielle cacha son trouble derrière un éclat de rire. Le pouvoir de cette fille était vraiment terrifiant, cependant… Elle ne ressentait pas ce besoin primal de fuir le danger que représentait Lizzie. Cette fille lui semblait trop pure, trop innocente pour l’imaginer armée de la faux de la mort.
Et pourtant… 
-                Allez, je te fais un autre plat, sourit la lycéenne. Tu aurais envie de quelque chose en particulier ?
La timide Lizzie semblait reprendre du poil de la bête maintenant qu’elle n’était plus coupée du monde extérieur, dissimulée derrière ses paravents. Elle jouait distraitement avec une tresse rouge puis décocha un grand sourire à l’adolescente.
-                Je veux bien un potage !
-                Un potage ? répéta la jumelle de Cinaed en haussant un sourcil.
-                Oui. Nestor n’est pas très bon cuisinier, pour ne pas dire carrément qu’il est mauvais. Ses soupes sont imbuvables, alors j’aimerais que tu m’en fasses une ! Si tu veux bien, évidemment !
-                Ça doit pouvoir se faire. J’ai bien une recette en tête, mais tu ne mangeras pas avant trois quarts d’heure.
-                Ce n’est pas grave, j’attendrai.
-                Très bien… Bon, est-ce que nous avons des poivrons ?
Tout en cuisinant, Gabrielle discutait avec Lizzie. Maintenant que tout était dévoilé, apparences et secret, la barrière de politesse qu’elles maintenaient jusqu’alors vola en éclats. Elles avaient le même âge et, malgré leurs divergences de caractère, elles furent surprises de s’entendre aussi bien. A dix-sept ans, Lizzie avait l’innocence et la naïveté d’une petite fille. 
-                Dis, lui demandait Gabrielle alors qu’elle mixait les poivrons grillés, je suppose que le rouge n’est pas ta couleur naturelle de cheveux. Pourquoi cette teinte ?
-                Le rouge, c’est la couleur de la vie, répondit Lizzie en jouant distraitement avec une tresse. Sacré paradoxe, non ?
-                Assez.
Quand le tout fut prêt, la lycéenne plongea une cuillère dans le potage onctueux puis le tendit à la jeune fille. Cette dernière l’avala et une étincelle s’alluma dans ses grands yeux.
-                C’est bon, murmura-t-elle avec étonnement.
-                La confiance règne, railla Gabrielle. Pourquoi être si étonnée ?
Lizzie lui sourit pour toute réponse. Le repas se passa dans un silence confortable. Quand la jeune fille noire se sentit rassasiée, elle se leva.
-                Je suis contente que tu sois ma nourrice, confia-t-elle. Je t’aime beaucoup. Merci pour tout ce que tu fais, Gabrielle.
Elle lui sourit de nouveau. La lycéenne sentit son cœur palpiter dans sa poitrine. Lizzie était belle… Elle se secoua puis se leva.
-                Au plaisir, Lizzie ! lui déclara-t-elle. On se revoit demain, alors ?
Une grande joie vint marquer les traits de la jeune fille qui avait craint que Gabrielle veuille  s’éloigner de la monstruosité qu’elle était.
-                J’en serai ravie !

Nathanaël était allongé sur son lit, observant les cachets qu’il avait en main. Il hésitait à les prendre. Et si les médicaments l’abrutissaient au point qu’il ne les entende plus ? Quelle délivrance cela serait… Le garçon se remémora le jour où il avait voulu se percer les tympans, espérant ainsi devenir sourd. Ne plus les entendre, plus jamais… C’était le jour où il avait rencontré Ael. Dans un lieu tout aussi sordide que celui-ci, tiens. Il eut un sourire à l’évocation de son ami. “Tu n’es pas fou, tu n’es pas un monstre”, voilà ce qu’il lui avait dit. Mais s’il avait tort ? Si elles étaient réellement issues de son cerveau malade ? Après tout, tous les psychologues qu’il avait côtoyés quand il était enfant lui avaient répété la même chose : “C’est dans ta tête, Nathanaël, ces voix n’existent pas en dehors de ton imagination”. Il avait tenté de s’en convaincre, il se l’était répété inlassablement. Et pourtant, elles étaient toujours là.
Il avait pensé trouver en la compagnie d’Azela une présence protectrice, mais la jeune fille semblait l’éviter. Pourquoi ? Qu’avait-il donc fait ? Elle n’était pas folle, le garçon y avait longuement réfléchi. Azela était une personne tout à fait normale (si on exceptait le fait qu’elle portait toujours son bandeau sur les yeux). Peut-être qu’elle avait eu peur de lui quand il avait parlé des voix. Il haussa les épaules.
Tu devrais tuer cette fille.   
-                Pourquoi donc ?
Tu dois la tuer, elle t’est néfaste.
-                Non, répliqua Nathanaël d’une voix basse et grondante. Je ne la tuerai pas. J’ai déjà enlevé la vie de suffisamment de personnes… 

Tu dois le faire ! Le faire, LE FAIRE ! TUE-LA !

Une douleur aigue vrilla les tympans du garçon, puis se répandit au niveau des tempes. Il avait l’impression qu’on trouait son crâne avec des tisons chauffés à blanc ! Il prit sa tête entre les mains, plantant ses ongles dans le cuir chevelu. Son corps ploya, il s’arqua, gémissant, tentant de refouler les cris qui essayaient de s’échapper de sa bouche entrouverte.
-                Ne crie pas.
Un froid… glacial, réparateur, bienfaisant… Des doigts qui caressaient doucement ses tempes. Il s’accrocha aux poignets qui étaient reliés à ces mains douces et se recroquevilla sur lui-même, le souffle court. La douleur s’atténuait doucement, elles se taisaient. 
-                C’est bien, lui souffla une voix avec douceur. Si tu avais crié, les gardes t’auraient bastonné.
-                Cette voix… Azela ?
Il se redressa et vit le sourire apaisant de la jeune fille. Il s’abandonna alors dans ses bras. Elle caressa longuement ses cheveux. Cette fois-ci, nulle ombre ne vint danser devant ses yeux.
-                Douleur, douleur, va-t-en, chantonna-t-elle doucement. Ça va mieux, Nathanaël ?
-                Oui… Merci. Je ne sais pas comment tu as fait, mais, merci… 
-                C’était courageux, ce que tu as fait. Bravo.
-                Je leur ai désobéi… Mais ça fait si mal.
-                Je sais…
Il releva la tête, intrigué. Azela se recula et s’assit en face de lui. Il vit une larme s’échapper de son bandeau.
-                Azela…
-                Tu les entends, c’est bien ça ? Tu entends leurs voix qui te disent ce que tu dois faire et qui t’obligent à… tuer ? Tu es vraiment un hybride du même type… que moi ? 
Sa voix dérapa sur le dernier mot. Son ton était désespéré, croulant sous la tristesse et la rage. Nathanaël, lui, avait peur de mal comprendre.
-                T… Tu les entends aussi ? balbutia-t-il.
-                Non… Je les vois.
-                Quoi ? 
Le garçon fixait un point dans le vide, choqué, essayant d’analyser l’information que lui avait transmis Azela.
Les voir… 
Elle les voyait… 
Le bandeau de la jeune fille était mouillé, des auréoles sombres s’étendaient sur le tissu rouge. Nathanaël s’ébroua. Il posa un regard compréhensif et peiné sur Azela. Doucement, il posa les doigts sur ses épaules, puis l’attira à lui. Elle se réfugia entre ses bras, enfouit son visage dans les replis de ses vêtements, s’agrippa à lui, comme un naufragé à son radeau.
-                Elles ont fait de moi une meurtrière, murmura Azela comme si elle était au bord de la nausée. Elles me disaient de tuer, tuer, encore et encore…  Elles sont si terrifiantes !
Elle avait crié cette dernière phrase. Le garçon passa ses bras autour de sa taille et la colla à lui. Chacun avait besoin de la chaleur humaine de l’autre… Pour la première fois de sa vie, Nathanaël pouvait être proche d’une personne sans qu’elles ne lui ordonnent de la tuer au plus vite. Pour la première fois, il jouit d’un contact, un contact éblouissant, intime et puissant. Toutes sortes de charivaris éclataient dans son estomac et parcouraient ses entrailles de minuscules étincelles. Une pensée lui vint brusquement, un constat brûlant. 
-                Azela, murmura-t-il.
-               
-                Azela, écoute-moi… Quand je suis près de toi, elles se taisent… Elles deviennent muettes… Et s’il en était de même pour toi ? Si tu ne les voyais plus en ma présence ?
-                Non… 
Elle se redressa. Malgré son bandeau, Nathanaël devina en elle un espoir, une incrédulité, un doute, une peur… Elle voulait y croire sans oser véritablement.
-                Il faut essayer ! l’encouragea la voix masculine près de laquelle elle avait trouvé refuge. Essaye, Azela !
Ses encouragements la poussèrent à aller jusqu’au bout. Lentement, ses mains remontèrent près du nœud qu’elle tenta de desserrer. Puis, elle prit brusquement conscience qu’elle allait voir le monde, ce monde dont elle s’était privée depuis tant et tant d’années… Prise d’une frénétique excitation, doublée d’une peur et d’une joie sauvage, elle tenta de défaire le nœud à toute vitesse, mais ne parvint qu’à s’arracher quelques cheveux. Un petit rire la figea dans son essai.  
-                Attends, je vais t’aider, lui proposa Nathanaël.
Elle sentit des bras entourer sa tête et des mains s’activer près du sommet de son crâne. Elle sentit alors le tissu glisser le long de son visage et, pour la première fois depuis longtemps, elle ouvrit les yeux.
Au premier abord, elle ne vit rien. Ses rétines s’emplirent soudainement de lumière et des larmes de douleur coulèrent sur ses joues. Elle abattit l’écran protecteur de ses paupières sur ses yeux attaqués, mais la mince épaisseur de chair laissait encore la lumière passer, si bien qu’elle crut voir des taches danser dans l’obscurité bienfaisante. Bienfaisante ? Oui… Mais ô combien terrifiante ! Cela faisait près de six ans qu’elle vivait dans le noir. Elle n’en pouvait plus, n’en voulait plus.
Lumières, couleurs, vie… C’était dans cette direction qu’elle voulait maintenant courir. Loin d’elles
Ses paupières se soulevèrent de nouveau. Elle croisa un regard inquiet. Des couleurs par centaines… Du gris ? Oui… Du noir, de la chair blanche, mais une peau changeante à la lumière crue que déversait l’ampoule qui pendait au plafond de la pièce.
-                Tu es… Nathanaël ? murmura-t-elle.
Il ne put que hocher la tête. Sa voix, son esprit et sa raison s’étaient noyés dans l’immensité des yeux qu’il venait de découvrir. Des iris verts, vert émeraude, vert d’eau, vert pastel, vert anis… Toutes les gammes qui dansaient dans de simples yeux. C’était à la fois beau et effrayant.
Azela détailla longuement le premier visage qu’elle voyait en six ans. Des cheveux châtains dont elle avait senti la douceur en les caressant tout à l’heure, des yeux d’une couleur inhabituelle… Elle tourna brusquement la tête, les cherchant des yeux, mais… rien ! Elle se redressa, le cœur battant. Rien ! Un rire nerveux secoua son corps tout entier. Elle se laissa tomber aux côtés de Nathanaël, laissant libre court à son rire et ses larmes. Elles n’étaient pas là… Nulle part ! Que le monde paraissait vide et beau sans elles… 
-                Tu es mes yeux, je suis tes oreilles, souligna la jeune fille avec une joie enfantine. On est complémentaire !
-                Mais pourquoi nos présences les rebutent ? murmura Nathanaël.
Elle ne l’écoutait pas, transportée de joie. Elle se serra contre le garçon, heureuse et soulagée. Son monde se résumait pour l’instant à une pauvre chambre aux murs tachés par l’humidité, mais il y avait Nathanaël… Sa présence réchauffait ses os glacés par l’isolement dans lequel elle avait vécu depuis leur apparition.
-                Depuis combien de temps tu les entends ? lui demanda-t-elle brusquement.
-                Aussi loin que je m’en souvienne, elles ont toujours été là, à me parler, me souffler sans cesse leurs perfides paroles… Je n’ai connu le repos pour la première fois que le jour où je t’ai rencontrée. Elles ont soudainement fait silence.  Et toi ?
-                … Cela remonte à des années. Un jour où j’aurais dû mourir.
Sa respiration s’accéléra légèrement. Le poids de ce souvenir était si lourd, si oppressant qu’il lui broyait les poumons. Elle sentit sa gorge se serrer, mais continua de parler.  
-                Dès qu’elle m’a touchée… J’ai senti la vie me quitter. C’est comme si tout mon sang s’écoulait hors de mon corps, puis, tout à coup, le réintégrait aussitôt. Ça m’a brûlée, ça m’a fait terriblement mal.
Elle se redressa et planta son regard dans celui de Nathanaël.
-                Puis j’ai commencé à les voir. Par apparitions fugaces, mais leur présence était de plus en plus importante, jusqu’à devenir permanente. C’est à ce moment-là que j’ai tué pour la première fois. Je te jure que je la retrouverai, celle qui a fait ça de moi, cracha-t-elle avec une haine brûlante. Et je la tuerai. Pas parce qu’elles me l’ont dit… Parce que j’en aurai décidé ainsi. Ce sera sûrement le seul meurtre que je ne regretterai pas… Le seul que cette personne ne m’aura pas obligé de commettre en me transformant en monstre !
Elle se pelotonna contre Nathanaël, avide de sa chaleur. Lui-même passa ses bras autour de sa taille et la serra doucement contre lui, ce fragile être humain si fort, si vaillant et si vulnérable.
Timidement, il caressa sa nuque, coula ses doigts entre ses mèches noires. Elle inclina légèrement la tête, yeux clos. Doucement, pour ne pas briser la magie de cet instant, il posa ses lèvres sur les siennes, comme si, ainsi, il scellait un pacte. Celui de ne jamais la quitter, celui de l’aider à accomplir sa vengeance, de la protéger et de l’aimer. Et, comme si elle avait compris, Azela se mit à pleurer de bonheur.

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