-
Lizzie !
C’est moi !
Gabrielle poussa la porte de l’entrée du bout du
pied, les bras chargés de victuailles et de produits ménagers. La veille, elle
avait discuté avec Nestor et l’avait supplié d’engager une bonne pour faire le
grand nettoyage. Le majordome lui avait répliqué sèchement qu’elle n’avait qu’à
le faire elle-même. Au terme de quelques tractations, la jeune fille avait
réussi à négocier son nouveau salaire de femme de ménage. Ajouté à ce qu’on lui
versait en tant que nourrice, cela faisait une sacrée petite somme !
-
Qu’est-ce
que c’est, tout ça ?
Gabrielle se tourna vers le paravent le plus proche
et sourit. Elle distinguait la silhouette de Lizzie à travers le rempart de
tissus.
-
De quoi
manger et faire le ménage ! annonça-t-elle.
-
Le
ménage ?
-
Cet endroit
est un véritable nid à poussière ! Alors j’ai décidé de m’en
occuper ! Ne t’en fais pas, ce n’est pas pour autant que je vais te
délaisser.
-
Je
vois…
-
Tu veux que
je commence par ta chambre, peut-être ? Comme ça, tu dormiras dans un
endroit qui sent bon !
-
C’est que…
-
Tu vas nous
développer une allergie aux acariens à force de traîner dans la poussière, tu
sais ça ?
-
Je vais me
doucher… Ma chambre est au premier étage, la pièce sans porte.
-
OK !
Gabrielle alla ranger les courses, puis s’arma
courageusement face à la poussière. Une fois équipée, elle grimpa l’escalier.
Elle sentit soudainement une marche s’affaisser sous son poids et bondit sur la
suivante, mue par un instinct de survie.
-
Mais elle
tombe en ruines, cette maison ! s’écria-t-elle. Si ça se trouve, le
plafond va s’effondrer sur nos têtes !
A peine eut-elle prononcé cette phrase qu’un cri
retentit dans toute la maison, accompagné d’un fracas de fin du monde !
-
Lizzie !
paniqua Gabrielle.
Elle laissa tomber seaux, balai et produits pour
s’élancer à toute allure vers la source de l’éclat de voix. Elle fila,
terriblement inquiète à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à la jeune
fille.
-
Lizzie !
appela-t-elle de nouveau.
Elle ouvrit à toute volée une porte dont le battant
au bois pourri par l’humidité s’arracha de ses gonds et s’effondra sur le sol,
ne laissant que la poignée dans la main de la lycéenne éberluée. Gênée, elle
sifflota deux, trois notes tout en jetant l’objet par-dessus son épaule.
Gabrielle prit son courage à deux mains et fit quelques pas prudents, de peur
de sentir soudainement le plancher se dérober sous ses pieds.
-
Lizzie ?
Lizzie, tout va bien ?
Elle repoussa un rideau arachnéen d’un revers de
main et fut éblouie par la lumière du jour qui se déversait dans la salle de
bain, crue. Une main placée en visière, l’adolescente leva les yeux vers le
toit… inexistant.
-
J’aurai
peut-être dû tenir ma langue, marmonna-t-elle.
Au milieu des débris de tuiles et de charpente,
gisait une forme noire, enveloppée dans un kimono japonais en soie. Gabrielle
fronça les sourcils. Qui…
-
Lizzie !
Son premier réflexe fut de vouloir se précipiter
vers la jeune fille quand un détail la frappa… et la paralysa. Des
mains… De fins poignets d’oiseaux à la peau noire, prolongés par des mains
d’os. Pas de chair, d’articulation ou de tendons ! Juste des os d’une
blancheur éclatante ! Gabrielle battit plusieurs fois des paupières,
interdite. Avec son jumeau pyromane, elle avait l’habitude des bizarreries,
mais là…
Un gémissement la fit sursauter. Elle vit Lizzie
lever la tête, l’air encore complètement sonnée. Elle passa les phalanges de sa
main droite sur son crâne, faisant couler entre ses doigts ses tresses
africaines couleur sang.
-
Ça fait
mal… chuchota-t-elle.
Elle se figea soudainement en voyant Gabrielle
debout près de la porte. Son premier réflexe fut de masquer ses mains derrière
elle.
-
Je les ai
vues, indiqua sa nourrice, sarcastique.
-
Tu n’aurais
pas du ! cria Lizzie, hors d’elle.
Gabrielle la considéra quelques secondes calmement
puis s’avança.
-
Ne
t’approche pas !
-
Pourquoi ?
demanda calmement l’adolescente en continuant de marcher vers elle.
-
Ne fais pas
ça ! C’est dangereux !
Là, Gabrielle s’arrêta. Elle plissa les yeux puis
s’accroupit. Elle n’était qu’à quelques centimètres de Lizzie qui, elle,
s’était recroquevillée sur elle-même.
-
Lizzie,
l’appela doucement la jeune fille, tu devrais me montrer ta tête. Des morceaux
te sont tombés dessus, ça doit saigner.
-
Tu ne dois
pas me toucher, murmura l’adolescente en se collant le plus possible au mur.
Jamais…
-
Si tu
voulais bien m’en donner la raison, je respecterais ta volonté, sinon, je me
dois de te soigner !
-
S’il te
plaît, Gabrielle, je…
-
Arrête tes
manières et crache le morceau, bon sang !
Elle vit des larmes s’accumuler au coin des yeux de
Lizzie, mais ne revint pas sur ses paroles.
-
Alors ?
s’impatienta-t-elle.
-
Tu
vas mourir…
-
Pardon ?
Je n’ai rien entendu.
-
Tu vas
mourir !
La lycéenne lui offrit un petit sourire.
-
Voilà,
c’est dit.
-
Mais… Ça ne
t’effraie pas ? s’étonna Lizzie en écarquillant ses yeux aux reflets de
thé.
-
J’ai un
frère capable de produire des flammes, pouffa sa “nourrice”, alors tu sais, ce
genre de choses ne me fait plus vraiment peur.
-
Je suis
capable de tuer par un simple contact physique, chuchota la jeune fille à la
peau noire en montrant ses mains squelettiques, les yeux écarquillés. Mes
parents m’ont abandonné à cause de ça…
-
…
-
J’aurais
préféré ne pas t’imposer ce triste spectacle.
-
Moi je
trouve ça original !
Lizzie fronça les sourcils. Elle se heurta violement
au sourire amusé de la lycéenne qui la désarçonna.
-
Dire que tu
devrais t’enfuir en hurlant, chuchota-t-elle en esquissant un pauvre petit
sourire.
-
Ce n’est
pas mon genre ! Tu peux te lever ? Désolée, mais je ne peux pas
vraiment t’aider, apparemment.
Lizzie acquiesça en silence. S’appuyant sur le
rebord d’une baignoire à la couleur douteuse, elle se mit doucement sur pieds,
prise de vertige. Les yeux de Gabrielle s’écarquillèrent quand elle vit une
tache écarlate se répandre là où la jeune fille avait posé sa main. La matière
avait rouillé à son contact !
-
Je
comprends un peu mieux l’état lépreux de cette maison, soupira l’adolescente.
Tout ce qui entre en ton contact se dégrade jusqu’à devenir poussière, c’est
ça ?
-
Oui,
confirma Lizzie. Sauf mon propre corps.
-
Mais… et
tes vêtements ?
-
Ils sont
tissés dans une matière très solide, ce qui fait qu’ils ne sont rongés que très
lentement. Tu ne le vois pas, mais, en ce moment même, mon pouvoir est en train
de les faire vieillir. Dans quelques jours, tout au plus, ils tomberont en
poussière.
-
Ça fait
cher la garde-robe… Et pour manger ? Toutes les crêpes que je t’avais
faites !
-
Elles sont
tombées en cendres dès que je les ai effleurées, avoua timidement la jeune
fille.
-
Mais
comment tu fais pour te nourrir alors ?
-
Nestor me
donne la becquée, rougit Lizzie.
-
Mais il est
absent super souvent ! Tu dois mourir de faim !
-
Ça va
encore…
-
Ah non, ça
ne va pas, mais alors pas du tout ! Allez, viens !
-
Pour ?
s’étonna Lizzie.
-
Manger !
Quelques minutes plus tard, Gabrielle se
brûlait les mains en sortant un plat cuisiné du four. Elle le laissa tomber sur
la table puis secoua ses doigts en jurant. Lizzie l’observait faire, amusée.
Elle était assise sur une chaise branlante.
-
Tiens, elle
est encore debout ? demanda avec étonnement la jumelle de Cinaed en jetant
un coup d’œil suspicieux au meuble.
-
Seules mes
mains apportent la mort, avoua la jeune fille.
-
Ah,
OK !
Gabrielle s’assit sur une chaise… qui s’effondra
sous son poids. Elle tomba dans un cri de surprise puis se mit à jurer comme un
charretier. Lizzie la considéra avec stupeur, étonnée que de tels mots puissent
sortir d’une bouche féminine, puis se mit à rire discrètement. La lycéenne lui
jeta un regard noir.
-
Moque-toi,
moque-toi, maugréa-t-elle en se relevant tout en massant son postérieur
endolori. Et moi je vais m’amuser à te voir manger toute seule.
-
Pas de
problème ! claironna Lizzie.
Elle cueillit le plat entre ses mains d’os. Le
carton se désagrégea instantanément, puis la nourriture se mit à verdir, de la
moisissure fleurit puis le tout tomba en poussière. En près d’une minute, il ne
restait plus rien du plat. Lizzie lança un regard satisfait vers sa “nourrice”.
-
J’ai fini,
déclara-t-elle tranquillement.
Gabrielle cacha son trouble derrière un éclat de
rire. Le pouvoir de cette fille était vraiment terrifiant, cependant… Elle
ne ressentait pas ce besoin primal de fuir le danger que représentait Lizzie.
Cette fille lui semblait trop pure, trop innocente pour l’imaginer armée de la
faux de la mort.
Et pourtant…
-
Allez, je
te fais un autre plat, sourit la lycéenne. Tu aurais envie de quelque chose en
particulier ?
La timide Lizzie semblait reprendre du poil de la
bête maintenant qu’elle n’était plus coupée du monde extérieur, dissimulée
derrière ses paravents. Elle jouait distraitement avec une tresse rouge puis
décocha un grand sourire à l’adolescente.
-
Je veux
bien un potage !
-
Un
potage ? répéta la jumelle de Cinaed en haussant un sourcil.
-
Oui. Nestor
n’est pas très bon cuisinier, pour ne pas dire carrément qu’il est mauvais. Ses
soupes sont imbuvables, alors j’aimerais que tu m’en fasses une ! Si tu
veux bien, évidemment !
-
Ça doit
pouvoir se faire. J’ai bien une recette en tête, mais tu ne mangeras pas avant
trois quarts d’heure.
-
Ce n’est
pas grave, j’attendrai.
-
Très
bien… Bon, est-ce que nous avons des poivrons ?
Tout en cuisinant, Gabrielle discutait avec Lizzie.
Maintenant que tout était dévoilé, apparences et secret, la barrière de
politesse qu’elles maintenaient jusqu’alors vola en éclats. Elles avaient le
même âge et, malgré leurs divergences de caractère, elles furent surprises de
s’entendre aussi bien. A dix-sept ans, Lizzie avait l’innocence et la naïveté
d’une petite fille.
-
Dis, lui
demandait Gabrielle alors qu’elle mixait les poivrons grillés, je suppose que
le rouge n’est pas ta couleur naturelle de cheveux. Pourquoi cette
teinte ?
-
Le rouge,
c’est la couleur de la vie, répondit Lizzie en jouant distraitement avec une
tresse. Sacré paradoxe, non ?
-
Assez.
Quand le tout fut prêt, la lycéenne plongea une
cuillère dans le potage onctueux puis le tendit à la jeune fille. Cette
dernière l’avala et une étincelle s’alluma dans ses grands yeux.
-
C’est bon,
murmura-t-elle avec étonnement.
-
La
confiance règne, railla Gabrielle. Pourquoi être si étonnée ?
Lizzie lui sourit pour toute réponse. Le repas se
passa dans un silence confortable. Quand la jeune fille noire se sentit
rassasiée, elle se leva.
-
Je suis
contente que tu sois ma nourrice, confia-t-elle. Je t’aime beaucoup. Merci pour
tout ce que tu fais, Gabrielle.
Elle lui sourit de nouveau. La lycéenne sentit son
cœur palpiter dans sa poitrine. Lizzie était belle… Elle se secoua puis se
leva.
-
Au plaisir,
Lizzie ! lui déclara-t-elle. On se revoit demain, alors ?
Une grande joie vint marquer les traits de la jeune
fille qui avait craint que Gabrielle veuille s’éloigner de la monstruosité qu’elle était.
-
J’en serai
ravie !
Nathanaël était allongé sur son lit,
observant les cachets qu’il avait en main. Il hésitait à les prendre. Et si les
médicaments l’abrutissaient au point qu’il ne les entende plus ? Quelle délivrance
cela serait… Le garçon se remémora le jour où il avait voulu se percer les
tympans, espérant ainsi devenir sourd. Ne plus les entendre, plus jamais… C’était le
jour où il avait rencontré Ael. Dans un lieu tout aussi sordide que celui-ci,
tiens. Il eut un sourire à l’évocation de son ami. “Tu n’es pas fou, tu n’es
pas un monstre”, voilà ce qu’il lui avait dit. Mais s’il avait tort ? Si elles étaient réellement issues de son cerveau
malade ? Après tout, tous les psychologues qu’il avait côtoyés quand il
était enfant lui avaient répété la même chose : “C’est dans ta tête,
Nathanaël, ces voix n’existent pas en dehors de ton imagination”. Il avait
tenté de s’en convaincre, il se l’était répété inlassablement. Et pourtant, elles étaient toujours là.
Il avait pensé trouver en la compagnie
d’Azela une présence protectrice, mais la jeune fille semblait l’éviter.
Pourquoi ? Qu’avait-il donc fait ? Elle n’était pas folle, le garçon
y avait longuement réfléchi. Azela était une personne tout à fait normale (si
on exceptait le fait qu’elle portait toujours son bandeau sur les yeux).
Peut-être qu’elle avait eu peur de lui quand il avait parlé des voix. Il haussa
les épaules.
Tu devrais tuer cette fille.
-
Pourquoi
donc ?
Tu dois la tuer, elle t’est néfaste.
-
Non,
répliqua Nathanaël d’une voix basse et grondante. Je ne la tuerai pas. J’ai
déjà enlevé la vie de suffisamment de personnes…
Tu dois le faire ! Le faire, LE FAIRE ! TUE-LA !
Une douleur aigue vrilla les tympans du garçon,
puis se répandit au niveau des tempes. Il avait l’impression qu’on trouait son
crâne avec des tisons chauffés à blanc ! Il prit sa tête entre les mains,
plantant ses ongles dans le cuir chevelu. Son corps ploya, il s’arqua,
gémissant, tentant de refouler les cris qui essayaient de s’échapper de sa
bouche entrouverte.
-
Ne crie
pas.
Un froid… glacial, réparateur,
bienfaisant… Des doigts qui caressaient doucement ses tempes. Il s’accrocha aux
poignets qui étaient reliés à ces mains douces et se recroquevilla sur
lui-même, le souffle court. La douleur s’atténuait doucement, elles se taisaient.
-
C’est bien,
lui souffla une voix avec douceur. Si tu avais crié, les gardes t’auraient
bastonné.
-
Cette
voix… Azela ?
Il se redressa et vit le sourire apaisant de la
jeune fille. Il s’abandonna alors dans ses bras. Elle caressa longuement ses
cheveux. Cette fois-ci, nulle ombre ne vint danser devant ses yeux.
-
Douleur,
douleur, va-t-en, chantonna-t-elle doucement. Ça va mieux, Nathanaël ?
-
Oui… Merci.
Je ne sais pas comment tu as fait, mais, merci…
-
C’était
courageux, ce que tu as fait. Bravo.
-
Je leur ai désobéi… Mais ça fait si mal.
-
Je sais…
Il releva la tête, intrigué. Azela se recula et
s’assit en face de lui. Il vit une larme s’échapper de son bandeau.
-
Azela…
-
Tu les entends, c’est bien ça ? Tu entends
leurs voix qui te disent ce que tu dois faire et qui t’obligent à… tuer ?
Tu es vraiment un hybride du même type… que moi ?
Sa voix dérapa sur le dernier mot. Son ton était désespéré,
croulant sous la tristesse et la rage. Nathanaël, lui, avait peur de mal
comprendre.
-
T… Tu les
entends aussi ? balbutia-t-il.
-
Non… Je
les vois.
-
Quoi ?
Le garçon fixait un point dans le vide, choqué,
essayant d’analyser l’information que lui avait transmis Azela.
Les voir…
Elle les voyait…
Le bandeau de la jeune fille était
mouillé, des auréoles sombres s’étendaient sur le tissu rouge. Nathanaël
s’ébroua. Il posa un regard compréhensif et peiné sur Azela. Doucement, il posa
les doigts sur ses épaules, puis l’attira à lui. Elle se réfugia entre ses
bras, enfouit son visage dans les replis de ses vêtements, s’agrippa à lui,
comme un naufragé à son radeau.
-
Elles ont fait de moi une meurtrière, murmura
Azela comme si elle était au bord de la nausée. Elles me disaient de tuer, tuer, encore et
encore… Elles
sont si terrifiantes !
Elle avait crié cette dernière phrase. Le
garçon passa ses bras autour de sa taille et la colla à lui. Chacun avait
besoin de la chaleur humaine de l’autre… Pour la première fois de sa vie,
Nathanaël pouvait être proche d’une personne sans qu’elles ne lui ordonnent de la tuer au plus
vite. Pour la première fois, il jouit d’un contact, un contact éblouissant,
intime et puissant. Toutes sortes de charivaris éclataient dans son estomac et
parcouraient ses entrailles de minuscules étincelles. Une pensée lui vint
brusquement, un constat brûlant.
-
Azela,
murmura-t-il.
-
…
-
Azela,
écoute-moi… Quand je suis près de toi, elles se taisent… Elles deviennent muettes… Et s’il en
était de même pour toi ? Si tu ne les voyais plus en ma présence ?
-
Non…
Elle se redressa. Malgré son bandeau, Nathanaël
devina en elle un espoir, une incrédulité, un doute, une peur… Elle
voulait y croire sans oser véritablement.
-
Il faut
essayer ! l’encouragea la voix masculine près de laquelle elle avait
trouvé refuge. Essaye, Azela !
Ses encouragements la poussèrent à aller
jusqu’au bout. Lentement, ses mains remontèrent près du nœud qu’elle tenta de
desserrer. Puis, elle prit brusquement conscience qu’elle allait voir le monde,
ce monde dont elle s’était privée depuis tant et tant d’années… Prise
d’une frénétique excitation, doublée d’une peur et d’une joie sauvage, elle
tenta de défaire le nœud à toute vitesse, mais ne parvint qu’à s’arracher
quelques cheveux. Un petit rire la figea dans son essai.
-
Attends, je
vais t’aider, lui proposa Nathanaël.
Elle sentit des bras entourer sa tête et des mains
s’activer près du sommet de son crâne. Elle sentit alors le tissu glisser le
long de son visage et, pour la première fois depuis longtemps, elle ouvrit les
yeux.
Au premier abord, elle ne vit rien. Ses
rétines s’emplirent soudainement de lumière et des larmes de douleur coulèrent
sur ses joues. Elle abattit l’écran protecteur de ses paupières sur ses yeux
attaqués, mais la mince épaisseur de chair laissait encore la lumière passer,
si bien qu’elle crut voir des taches danser dans l’obscurité bienfaisante.
Bienfaisante ? Oui… Mais ô combien terrifiante ! Cela faisait
près de six ans qu’elle vivait dans le noir. Elle n’en pouvait plus, n’en
voulait plus.
Lumières, couleurs, vie… C’était
dans cette direction qu’elle voulait maintenant courir. Loin d’elles…
Ses paupières se soulevèrent de nouveau.
Elle croisa un regard inquiet. Des couleurs par centaines… Du gris ?
Oui… Du noir, de la chair blanche, mais une peau changeante à la lumière
crue que déversait l’ampoule qui pendait au plafond de la pièce.
-
Tu
es… Nathanaël ? murmura-t-elle.
Il ne put que hocher la tête. Sa voix, son esprit
et sa raison s’étaient noyés dans l’immensité des yeux qu’il venait de
découvrir. Des iris verts, vert émeraude, vert d’eau, vert pastel, vert
anis… Toutes les gammes qui dansaient dans de simples yeux. C’était à la
fois beau et effrayant.
Azela détailla longuement le premier
visage qu’elle voyait en six ans. Des cheveux châtains dont elle avait senti la
douceur en les caressant tout à l’heure, des yeux d’une couleur
inhabituelle… Elle tourna brusquement la tête, les cherchant des yeux,
mais… rien ! Elle se redressa, le cœur battant. Rien ! Un rire
nerveux secoua son corps tout entier. Elle se laissa tomber aux côtés de
Nathanaël, laissant libre court à son rire et ses larmes. Elles n’étaient pas là… Nulle part !
Que le monde paraissait vide et beau sans elles…
-
Tu es mes
yeux, je suis tes oreilles, souligna la jeune fille avec une joie enfantine. On
est complémentaire !
-
Mais
pourquoi nos présences les
rebutent ? murmura Nathanaël.
Elle ne l’écoutait pas, transportée de
joie. Elle se serra contre le garçon, heureuse et soulagée. Son monde se
résumait pour l’instant à une pauvre chambre aux murs tachés par l’humidité,
mais il y avait Nathanaël… Sa présence réchauffait ses os glacés par
l’isolement dans lequel elle avait vécu depuis leur apparition.
-
Depuis
combien de temps tu les
entends ? lui demanda-t-elle brusquement.
-
Aussi loin
que je m’en souvienne, elles
ont toujours été là, à me parler, me souffler sans cesse leurs perfides
paroles… Je n’ai connu le repos pour la première fois que le jour où je
t’ai rencontrée. Elles
ont soudainement fait silence. Et
toi ?
-
… Cela
remonte à des années. Un jour où j’aurais dû mourir.
Sa respiration s’accéléra légèrement. Le poids de
ce souvenir était si lourd, si oppressant qu’il lui broyait les poumons. Elle
sentit sa gorge se serrer, mais continua de parler.
-
Dès qu’elle
m’a touchée… J’ai senti la vie me quitter. C’est comme si tout mon sang
s’écoulait hors de mon corps, puis, tout à coup, le réintégrait aussitôt. Ça
m’a brûlée, ça m’a fait terriblement mal.
Elle se redressa et planta son regard dans celui de
Nathanaël.
-
Puis j’ai
commencé à les voir.
Par apparitions fugaces, mais leur
présence était de plus en plus importante, jusqu’à devenir permanente. C’est à
ce moment-là que j’ai tué pour la première fois. Je te jure que je la
retrouverai, celle qui a fait ça de moi, cracha-t-elle avec une haine brûlante.
Et je la tuerai. Pas parce qu’elles me l’ont dit… Parce que j’en aurai décidé ainsi. Ce
sera sûrement le seul meurtre que je ne regretterai pas… Le seul que cette
personne ne m’aura pas obligé de commettre en me transformant en monstre !
Elle se pelotonna contre Nathanaël, avide de sa
chaleur. Lui-même passa ses bras autour de sa taille et la serra doucement
contre lui, ce fragile être humain si fort, si vaillant et si vulnérable.
Timidement, il caressa sa nuque, coula
ses doigts entre ses mèches noires. Elle inclina légèrement la tête, yeux clos.
Doucement, pour ne pas briser la magie de cet instant, il posa ses lèvres sur
les siennes, comme si, ainsi, il scellait un pacte. Celui de ne jamais la
quitter, celui de l’aider à accomplir sa vengeance, de la protéger et de
l’aimer. Et, comme si elle avait compris, Azela se mit à pleurer de bonheur.
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