lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 6

Scène de cavale 






“Je l’ai aimée dès le premier regard, ça a été le coup de foudre absolu…” phrase toute faite, classique et ô combien de fois entendue ! Cinaed s’était toujours ouvertement moqué de ses potes qui lui disaient cela. Un coup de foudre ? Bien sûûûr ! Tomber amoureux d’une inconnue ! Pff… il avait trouvé cela pathétique et idiot. Enfin… Ça, c’était avant. Avant que lui-même n’expérimente ce “coup de foudre”.
“Je t’ai vu et je t’ai aimé”, oui, c’était cela. Pour son plus grand malheur, d’ailleurs.
Cinaed jeta un regard par-dessus son épaule. Sur les sièges arrières était allongé Ael, recroquevillé sur lui-même comme un petit animal apeuré. Ses joues portaient encore les traces visibles de ses larmes séchées et ses traits étaient contactés, bien qu’il dorme. Malgré leur situation, malgré la peur qui avait plongé ses griffes aigues dans son ventre, Cinaed ne se sentait pas menacé.
Ael fuyait avec lui. Il ne l’avait pas abandonné, il n’avait pas eu peur de son pouvoir et l’avait accepté, même si c’était un peu malgré lui. Le jumeau de Gabrielle avait senti à ce moment-là un poids immense s’envoler de ses épaules. Il était un meurtrier, mais Ael était à ses côtés, c’était tout ce qui comptait.
Un gémissement attira son attention. Ael se redressa en frottant ses yeux de la manche de son pull. 
-                Cinaed ? murmura-t-il.
-                Oui ? lui répondit le garçon en se tournant furtivement vers lui avant de se concentrer de nouveau sur la route. 
-                Où est-ce qu’on est ?
-                Sur une petite route de campagne. On s’arrêtera à la prochaine supérette pour acheter de quoi manger.
-                Tu penses que la police est déjà à nos trousses ?
-                … Je ne sais pas.
Un silence de plomb accueillit ces paroles. Ael se mordilla nerveusement la lèvre inférieure. Il poussa un soupir tout en se massant les tempes, puis se coula sur le siège passager. 
-                Désolé de ne pas pouvoir te relayer, s’excusa-t-il avec un petit sourire contrit.
-                Ce n’est rien, lui assura le garçon. Ne t’en fais pas !
-                Tu dois être fatigué, tu as roulé toute la nuit ! Arrête-toi au moins un petit peu !
Pour tout avouer, le visage de Cinaed était pâle et ses traits tirés. Il eut un faible sourire.
-                Merci de t’inquiéter pour moi, mais je vais bien. Je ne tiens pas à ce qu’on finisse en prison, toi et moi, alors je préfère mettre le plus de distance possible entre nous et la ville.
-                Tu crois qu’on… pourra revenir un jour ?
-                Je ne sais pas.
Ael ravala de nouvelles larmes et hocha courageusement la tête. Cinaed lui sourit et le garçon sentit une vague de chaleur parcourir son être. Il se sentait incroyablement en sécurité avec le frère de sa camarade de classe. Il était loin d’être la personne brutale et arrogante qu’il croyait. Et il possédait cet étrange pouvoir… Ael coula un regard en coin au conducteur. Il savait qu’il aurait dû s’enfuir en courant, loin de cet homme et de ses flammes des enfers et pourtant… Tout comme Gabrielle qui n’avait senti aucune peur quand elle avait découvert les pouvoirs de Lizzie, il ne se sentait pas en danger en compagnie de Cinaed. Au contraire ! Le sentiment de sécurité que dégageait le garçon l’hypnotisait, le fascinait, l’apaisait. Et il devait reconnaître qu’il se sentait bien avec lui.
Il se rappela dans un frisson ce soir… Quand un des adolescents avait sorti son cran d’arrêt pour poignarder Cinaed. Ael n’avait pas hésité. Il s’était dégagé de l’emprise de son agresseur et avait bondi pour s’interposer. Il se souvint d’une douleur aigue, d’un froid intense suivi d’une vague brûlante de douleur. 
-                Au fait, comment va ta blessure ? lui demanda le conducteur, comme s’il lisait dans ses pensées.
-                Ça va, mentit Ael. Pas d’inquiétude à avoir.
-                Tu n’aurais pas dû faire ça… Tu aurais pu te faire tuer !
-                Tu préférais quoi ? Que je les laisse te tuer sous mes yeux ? C’était hors de question.
Cinaed ne répondit pas, les doigts crispés sur le volant.
-                Cinaed… 
-                Oui ?
Ael parut hésiter et, finalement, marmonna :
-                Non, ce n’est rien.
“Est-ce toi qui m’a sauvé quand Nathanaël m’étranglait ? Ces flammes étaient-elles les tiennes ? Si oui, pourquoi étais-tu là, pourquoi m’avoir secouru si c’était pour me délaisser après ? Je n’y comprends rien, dis-le moi !”
Mais il se tut.

Au bout de trois heures de conduite, Ael dut forcer Cinaed à se détacher du volant.
-                Tu piques du nez ! On va avoir un accident avec toi dans cet état !
Le garçon, mort d’épuisement, n’avait pas vraiment cherché à protester et était allé s’allonger sur les sièges arrières. Ael, resté seul avec ses pensées, prit une longue bouffée d’air pour calmer la panique qui montait en lui. Il fuyait… Il était le complice d’un meurtrier. Cette blessure à son flanc le lui rappelait régulièrement, quand elle se mettait à le lancer… Quand la douleur le prenait d’assaut et le parcourait tel un insidieux serpent, avec ses va-et-vient incessants… 
Il soupira et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il pleuvait… Pendant un court moment, l’idée de s’enfuir, de courir jusqu’à ses parents pour se réfugier dans leurs bras lui effleura l’esprit. Mais il repoussa aussitôt cette pensée. Il ne pouvait pas laisser Cinaed seul ou plutôt il ne le voulait pas. Le jumeau de Gabrielle l’avait protégé, il l’avait soigné et rassuré… Et il était certainement celui qui l’avait sauvé des mains étrangleuses de Nathanaël.
Dans un frisson, il s’enveloppa de ses bras. Son regard se perdit dans le vague. Il aurait aimé connaître les réponses à ses interrogations, mais en craignait la réponse. Et, une part de lui n’acceptait pas que son sauveur soit un garçon qu’il avait méprisé pendant de si longues années et qui lui avait parfaitement rendu son dédain en retour ! Il soupira, tant la vérité lui parut flagrante. Bien sûr que non ! De toute manière, il ignorait tout de son sauveur. Et ce n’était pas juste avec son parfum en tête qu’il allait le retrouver ! Pourtant… Ael fixa un moment le dormeur. Un parfum de feu de bois… 
Il commençait à espérer que c’était vraiment lui qui l’avait secouru… 

Un fumet de poulet, de pain et de mayonnaise chatouilla les narines du jeteur de feu. Il fronça les sourcils dans son sommeil alors que de la salive envahissait sa bouche. Attiré par cette odeur ô combien délicieuse pour son ventre vide, il consentit à ouvrir les yeux… et tomba nez à nez avec un sandwich ! Il fit remonter ses yeux sur une main, puis un bras et rencontra le visage amusé d’Ael.
-                C’est… c’est pour moi ? demanda presque timidement le garçon qui avait du mal à se retenir de se jeter sur la nourriture.
-                Mais oui, bêta !
-                T’es un chef, Ael !
Il s’empara de sa pitance et croqua dedans avec avidité. Il l’engloutit en entier en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! Rassasié, il se coula sur le siège conducteur. 
-                Tu as mangé, toi aussi ? demanda-t-il alors, avec, avouons-le, une pointe de culpabilité, celle de s’être goinfré sans se soucier d’Ael.
-                Oui, ne t’en fais pas, mentit ce dernier en souriant.
En réalité, il avait surtout la gorge trop nouée par l’angoisse pour espérer avaler quoi que ce soit. Mais Cinaed goba son mensonge. Il consulta la jauge d’essence et poussa un petit soupir rassuré : il pouvait encore rouler un certain moment.
-                C’est bien beau de cavaler, mais faudrait penser aussi à se poser, un coin discret et isolé, déclara-t-il avec sérieux. On en a besoin, tous les deux.
-                J’ai de l’argent, confia Ael en fouillant dans le sac à dos qu’il avait récupéré chez lui avant leur départ précipité. Je dois bien avoir environ 3 000 euros.
-                Tout ça ? s’étrangla Cinaed.
-                Je reçois régulièrement de l’argent de mes oncles, tantes et grands-parents qui pensent compenser leur absence en l’achetant. Je n’ai jamais rien dépensé, alors tout est là.
-                Avec 3 000 euros, on peut tenir un moment, évalua Cinaed. Après, il faudra se poser et faire des petits boulots, des choses de ce genre.
-                Je sais… 
La main de Cinaed vint serrer la sienne dans un élan d’affection. Ael, dont le premier réflexe aurait été de retirer ses doigts, ne bougea pas. La chaleur bienfaisante que dégageait son complice de cavale se déversait en lui comme une vague lente, remontant le long de son bras avant d’affluer vers son ventre, ses jambes, puis refluer vers sa poitrine. Il se mit instantanément à respirer plus aisément, comme libéré de la panique constante qui l’étouffait.  
-                On va s’en sortir, lui assura le jeteur de flammes.
Ael lui offrit un petit sourire.
-                Oui, je le pense aussi…

Ils roulèrent encore cinq bonnes heures avant de s’arrêter dans un motel miteux. Des cafards se baladaient sur le comptoir et le propriétaire, un type bigleux et sale, se contenta de leur déclarer :
-                Plus vous utilisez d’eau ou d’électricité, plus votre note de frais monte. Chambre 4.
Les deux fuyards montèrent à l’étage sans poser de questions et se retrouvèrent ainsi dans une chambre minuscule où trônaient deux lits jumeaux et une table basse branlante. Il y faisait noir comme dans un four, mais, se rappelant les paroles de l’hôtelier, ils choisirent d’ouvrir l’unique fenêtre plutôt que de gaspiller leur argent.
-                Qu’est-ce qu’on fait pour la douche ? soupira Ael. Vu la tête du rapace, deux vont nous coûter très cher. Mais j’en ai besoin. Je suppose que c’est pareil pour toi, Cinaed.
-                Je dois bien avouer que oui, grimaça le garçon.
-                On n’a qu’à faire feuille, papier ciseaux ! Celui qui perd prendra une douche plus tard.
-                Je n’ai pas envie de voyager avec un putois !
-                Qui te dit que je perdrais ? répliqua Ael.
-                On a une autre solution. 
-                Ah oui ? Laquelle ?
Ah, l’innocence dénuée de toute once de perversité…
-                On prend une douche à deux.
Ael ne sembla pas tout de suite comprendre la proposition. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes que ses joues se colorèrent d’un admirable rouge vif et qu’il sentit ses oreilles chauffer, comme si elles étaient incandescentes. Il voulut répondre, mais les mots demeurèrent coincés dans sa gorge.
-                Hé bien, tu n’as jamais utilisé les douches communes de ton club de sport ou quoi ? le taquina Cinaed.
Ael lui jeta un regard noir en le voyant s’amuser de son trouble. 
-                Je n’ai jamais fait de sport en club.
-                Ah…   Allez, viens !
Il l’entraîna vers une des cabines de douche plantées de part et d’autre d’un couloir. Ils étaient apparemment les seuls clients : ils ne croisèrent personne. Les deux garçons se déshabillèrent, l’un tranquillement et l’autre le feu aux joues. Cinaed coulait de temps en temps un regard discret vers un Ael tout intimidé. “Arrête d’agir comme un prédateur, tu vas lui faire peur ! se réprimanda-t-il. Et puis, ce n’est vraiment pas le moment !”
Ils entrèrent dans la cabine où ils trouvèrent un malheureux pain de savon. Ael fixait un point invisible sur la paroi, tentant de faire abstraction du garçon qui se tenait derrière lui.   
-                Ael… 
Il venait d’ouvrir la vanne d’eau chaude. Un léger jet vint les mouiller. Il offrait son visage dans un soupir de bien-être quand il entendit ce chuchotement, son nom. Il voulut se retourner, mais deux bras l’enferrèrent dans une tendre étreinte. Un parfum envoûtant de feu de bois envahit ses narines alors que son cœur faisait un bond dans sa poitrine.
-                C… Cinaed ? balbutia-t-il.
Une bouche s’écrasa contre la sienne alors que des bras musclés le collaient sur un torse puissant. D’abord ébahi, le garçon ne bougea pas. Le geste, pourtant brutal, débordait de tendresse. Mais Ael reprit bien vite ses esprits.  
-                A… Arrête… Arrête, Cinaed ! cria-t-il en se débattant.
Le jumeau de Gabrielle desserra quelque peu son étreinte, permettant au garçon de se dégager. Il le repoussa violemment et, dans un même élan, fracassa son poing contre sa joue. Sans lui laisser le temps de réagir, il quitta précipitamment la douche sous le regard perdu de Cinaed. Ce dernier porta la main à sa joue meurtie, surpris.
-                Oh merde, qu’est-ce que j’ai fait… Attends, Ael !
Il le retrouva dans leur chambre, vêtu d’un peignoir. A son approche, il reçut un regard noir.
-                A… Attends, balbutia Cinaed, ce n’est pas ce… Je, heu… désolé, je m’y prends très mal. Je ne voulais pas… 
-                M’agresser sous la douche ? le coupa sèchement l’adolescent. Ça t’arrive souvent de profiter des gens comme ça ? Recommence et je te frappe de nouveau ! C’est pas vrai, ça ! Qu’est-ce qui t’as pris ?!
-                Non, c’est… Oh, mais quel con je fais.
Il se laissa tomber sur l’un des lits, l’air sincèrement bouleversé. Ael, à cette vue, se sentit soudain embarrassé. Il passa une main gênée dans ses cheveux, ne sachant quelle conduite adopter. Il avait peut-être été dur dans ses paroles, mais ce qui venait de se passer l’avait tellement surpris ! Il n’aurait jamais cru que Cinaed se comporterait de cette façon envers lui !
-                Tu sais… 
La voix de Cinaed venait de s’élever, hésitante. Son regard fuit un moment celui d’Ael puis s’ancra dans le sien.
-                Je ne voulais pas te faire peur, et te faire du mal est la dernière chose que je souhaite. Mais te voir là, près de moi, je… Je n’ai pas pu me retenir. Tu vas certainement trouver ça étrange, mais… je suis amoureux de toi.
Ael sentit son cœur rater un battement à cette révélation. Un feu ravageur envahit ses joues. Il était persuadé que son visage était écarlate !
-                Mais, mais, ne parvint-il qu’à bafouiller.
-                Oui, je sais, c’est assez soudain - le jeteur de feu eut un rire nerveux, mais comment dire… ? Je ne sais rien de toi, tu ne sais rien de moi, on ne s’est pratiquement jamais parlé, mais je t’ai longtemps… longtemps… observé. Tu me hantes depuis la première fois que je t’ai vu.
Horriblement embarrassé, Ael baissa la tête et mordilla sa lèvre inférieure. Ses questions lui revinrent en mémoire.   
-                Cinaed… 
-                Oui ?
Ael passa des doigts tremblants sur les marques rouges qui cerclaient son cou. Il plongea ses yeux bleus dans ceux de Cinaed.
-                C’est toi qui m’a sauvé, c’est ça ? Quand Nathanaël a voulu me tuer, c’est toi qui m’a secouru ?
Le jumeau de sa camarade de classe sembla hésiter. Il finit par hocher la tête. Ce fut comme un coup en pleine poitrine. Ael eut du mal à respirer, il ouvrit la bouche, mais aucun des mots qu’il avait en tête ne voulut s’extirper des tréfonds de sa gorge. Trop lourds, ils glissèrent le long des parois de sa trachée et s’écrasèrent lamentablement au fond de son estomac. Mais quelque part, il était… heureux. Il l’avait enfin retrouvé… son mystérieux sauveur.
-                Merci… 
Il se pencha doucement en avant et, délicatement, déposa un léger baiser sur les lèvres de Cinaed. Ce dernier, tétanisé par la surprise, ne parvint pas à prononcer le moindre mot, les yeux écarquillés. Quand Ael s’écarta de lui, il parvint à reprendre quelque peu ses esprits.
-                Fais pas ce genre de trucs, marmonna-t-il, incroyablement gêné.
-                Désolé, ria Ael. Je voulais vérifier.
-                Vérifier quoi ?
Le jeune homme s’assit à ses côtés sans répondre. Il chercha soigneusement ses mots.
-                Je ne sais pas exactement ce que je ressens pour toi, Cinaed, mais je sais que ce n’est pas de l’amitié. De la reconnaissance, de l’admiration… Qui sait ? Peut-être que je vais tomber amoureux de toi, moi aussi.
-                Ael… 
-                Alors… Est-ce que je pourrais… t’embrasser… encore une fois ?
-                Pour vérifier ? le taquina Cinaed.
Un sourire embarrassé vint naître sur les lèvres d’Ael. Il se sentait juste… bien. Léger, aérien ; seul existait ce visage en face de lui, celui qu’il prenait entre ses doigts pour l’embrasser, pour sentir son souffle se mêler au sien, goûter sa peau, aimer, aimer, aimer…
Aimer ?
Ael ferma les yeux pour se concentrer uniquement sur les palpitations qui dansaient dans son ventre, les frissons qui le parcouraient, le plaisir qui le submergeait. Aimer… 
-                Pour vérifier… 

 Gabrielle était horriblement inquiète au sujet de son frère qui avait disparu depuis près d’une semaine. Elle avait beau lui envoyer des messages sur son portable, il ne répondait à aucun ! Il était déjà parti pendant un certain temps, mais jamais aussi longtemps ! Elle soupira et gara son scooter sur un trottoir. En face d’elle se dressait une coquette petite maison. Son sac de cours à la main, elle gravit les trois marches du perron et sonna. Presque aussitôt, une femme vint lui ouvrir. Elle avait un visage ovale où brillaient deux yeux noirs.
-                Bonjour, mademoiselle, la salua-t-elle poliment.
-                Bonjour, madame Duncin. Je suis Gabrielle Helldi, une camarade de classe d’Ael. Je lui apporte les cours et les devoirs à rattraper.
-                C’est bien gentil, murmura avec tristesse la mère d’Ael.
-                Il va bien ? s’inquiéta la jeune fille. Cela fait une semaine que je ne l’ai pas vu en cours. Ce n’est rien de grave, j’espère ?
-                Je ne sais pas… 
Et elle s’effondra. Gabrielle eut tout juste le temps de la rattraper avant qu’elle ne se cogne la tête sur le sol.
-                Madame ! Madame !
Son cri alerta une personne à l’étage qui descendit l’escalier à vive allure. Un homme de grande taille et aux yeux verts se précipita sur sa femme et la souleva avec facilité dans ses bras.
-                Elle… Elle est tombée, tout à coup, balbutiait la lycéenne.
-                Ce n’est rien, lui assura le père d’Ael avec un petit sourire. Elle est épuisée.
Il se dirigea à grands pas vers un canapé pour y déposer son précieux fardeau. Gabrielle, hésitante, finit par le suivre.
-                Elle va bien ? demanda-t-elle à voix basse.
-                Oui, juste fatiguée, marmonna le mari.
-                … Vous avez les traits tirés, monsieur.
Il dévisagea un moment cette adolescente aux airs de rebelle.
-                Tu es une amie d’Ael ? lui demanda-t-il d’un ton plein d’espoir.
-                Oui.
-                Sais-tu où il est parti ?
-                Par… ti ?
La jeune fille se sentit pâlir. Cinaed introuvable, Ael envolé… “Bon sang, ne me dis pas que t’as entraîné ce pauv’bonhomme dans je ne sais laquelle de tes combines, abruti de frangin !”

Lizzie était assise au milieu d’un carré de terre. Ses yeux parcouraient le jardin qui s’offrait à elle. Nestor n’était pas particulièrement bon jardinier, c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait engagé un professionnel. Mais ce dernier était mort, il y a quelques semaines de cela, poignardé, lui avait-on dit. Depuis, le jardin se réveillait, s’ébrouait. Domestiqué depuis de nombreuses années déjà, il n’avait tout d’abord pas compris ce qui se passait. Il sombrait désormais lentement dans la sauvagerie, laissant ses bosquets éclater, ses branches s’étirer à l’infini, son herbe pousser à tort et à travers, ses algues proliférer dans le bassin. Lizzie aimait ce spectacle qui respirait la vie, la liberté et l’indépendance. Ses yeux se posèrent sur ses mains d’os et elle eut un minuscule sourire. Une horde de jurons brisa soudainement la tranquillité du moment ! Une fenêtre à l’étage s’ouvrit à la volée et un nuage de poussière s’en échappa ! On pouvait apercevoir une silhouette qui s’agitait au milieu de cette nuée grise.
-                Tout va bien ? lui lança Lizzie sans bouger.
Un petit rire lui échappa en voyant Gabrielle s’accouder à la fenêtre, le visage noir de poussières et les cheveux en bataille. 
-                Rigole, rigole ! râla la jeune fille. Cette maison est un nid à poussière ! Nestor ne fait vraiment pas son travail de majordome !
-                Son travail l’accapare, le défendit la donneuse de mort en souriant. Et puis, tu es là, alors tout va bien !
-                Ouais, ouais… Hé, n’essaie pas de m’avoir avec des compliments !
Même en colère et couverte de poussière, Lizzie la trouvait belle, belle et subversive, indomptable. Elle lui sourit doucement avant de reporter son attention sur son jardin. Nestor… Elle songea à son précepteur avec une certaine tendresse. Quand ses parents l’avaient abandonnée, effrayés par ses monstrueux pouvoirs (qui ne l’aurait pas été après tout ?), c’était lui qui l’avait trouvée, recueillie, hébergée, élevée, habillée et nourrie. Il la surprotégeait depuis qu’ils s’étaient rencontrés, la voyant comme une enfant fragile que ce soit mentalement ou physiquement.
Elle se souvint avec étonnement de l’empressement qu’il avait manifesté une semaine plus tôt et de sa curieuse requête. Même s’il n’avait cessé de lui répété que c’était pour son bien, la jeune fille avait du mal à comprendre son geste… 
Elle fut interrompue dans ses pensées par un bruit de pas léger. Gabrielle se laissa tomber à ses côtes, lui tendant négligemment une pâtisserie pour qu’elle puisse croquer dedans. Lizzie ne se fit pas prier. Depuis l’arrivée de sa nourrice, elle avait découvert le plaisir de manger certains aliments. Elle laissa fondre la compote de pomme tiède qui avait coulé dans sa bouche quand elle avait croqué dans la viennoiserie.   
-                Hum… C’est bon !  
-                Evidemment, ça vient de la meilleure boulangerie de toute la ville !
Lizzie la dévisagea un moment. Sa joie de vivre était contagieuse. Elle était si vivante… Lizzie baissa les yeux sur ses mains. Tout ce qui l’entourait pourrissait, mourait, tombait en poussière, se dégradait. Et pourtant, Gabrielle était là, fraîche, jeune, énergique et enthousiaste.
-                Ce n’est vraiment pas normal… murmura-t-elle.
-                Hum ? émit la sœur de Cinaed. Qu’est-ce qu’il y a ?
-                Rien, rien !… Mais tu sembles soucieuse. Quelque chose ne va pas ?
Le visage de la lycéenne se ferma quelque peu. Elle poussa un soupir et shoota dans un caillou, maussade.
-                Mon frère, finit-elle par lâcher, n’est toujours pas revenu. Et il semblerait qu’Ael ait été embarqué dans ses bêtises. Alors, ça m’inquiète… 
-                Ael ?
-                Un camarade de classe. Il est très gentil, mais aussi super renfermé. J’espère que Cinaed ne va pas le bouffer… 
Elle vit Lizzie écarquiller brutalement les yeux.
-                I… Il est… ? émit-elle d’une voix blanche. C… Ca… Cani… C…  
-                Hein ? Non ! s’empressa de la contredire Gabrielle. Mais qu’est-ce que tu vas imaginer ! enfin, non, Lizzie !
Elle se retenait tant bien que mal d’éclater de rire au nez de la jeune fille qui avait eu réellement très peur. Gabrielle sourit et explicita sa pensée.
-                Je veux dire par là que mon frère a un penchant pour les garçons et que j’ai un peu peur pour l’innocent Ael qui va tomber entre ses mains de pervers.
Lizzie ne répondit rien, mais elle semblait parfaitement avoir compris vu les belles rougeurs qui vinrent s’incruster dans ses joues. Elle tenta de faire abstraction des pensées qui la traversaient et passa une main sur l’herbe. Les brins verts et gras se flétrirent sur le champ. 
-                Gabrielle, lança-t-elle pour changer de sujet, parle-moi de la ville.
-                Encore ? ronchonna la jeune fille.
-                Je n’ai jamais eu l’occasion de sortir. Tout ce que je vois par mes fenêtres, c’est la rue alors… Ça m’intéresse, c’est tout.
-                … T’as des moufles ?

-                C’est de la folie…  
-                Je sais, je sais !
-                Alors pourquoi on le fait ?
-                Par-ce-que !
-                Si quelqu’un voit mes mains, qu’est-ce qu’on fait ?
-                Tu m’as dit que tes vêtements étaient taillés dans une matière spéciale !
-                Oui, mais je ne sais pas combien de temps vont tenir les moufles ! Je n’en ai jamais mis !
-                Tu n’aurais pas pu le dire avant ?!
Gabrielle poussa un soupir, mais un sourire amusé ornait ses lèvres. Son manque de panique rassura quelque peu la pauvre Lizzie qui était bien trop préoccupée par ses mains pour songer à profiter de sa sortie. Ce fut seulement quand elle quitta sa rue qu’elle réalisa réellement ce qu’elle était en train de faire… et qu’elle se mit à hurler de joie en sautillant sur place comme une enfant qu’on emmènerait pour la première fois à la fête foraine. Son amie eut un sourire attendri à la vue de la jeune fille si gaie. Elle avait les yeux écarquillés par l’émerveillement, les joues rougies par l’excitation, la bouche ouverte en un cri inarticulé de bonheur.
-                C’est exactement comme me l’avait décrit Nestor ! s’exclama-t-elle, ravie. C’est si grand !
-                Arrête de crier comme ça, tu vas attirer l’attention sur nous, pouffa Gabrielle. 
Lizzie voulut répliquer, mais ses mots demeurèrent bloqués dans sa gorge quand son regard se heurta pour la toute première fois aux enseignes lumineuses. Elle s’avança, hypnotisée.
-                Tu veux entrer ? lui demanda Gabrielle. C’est un salon de thé.
-                … 
-                Lizzie ?
-                En fait, j’aimerais voir où tu habites, avoua la jeune fille.
-                Ah oui ? Hum, pourquoi pas, après tout !
Les deux jeunes filles bavardèrent tout le long du chemin. Gabrielle faisait en réalité un très bon guide et mena Lizzie à travers les dédales de la ville en lui donnant foule de détails et d’informations. Fascinée, la donneuse de mort écoutait attentivement, les yeux écarquillés, découvrant enfin ce monde dont elle avait tant rêvé.
Elles arrivèrent finalement au pied d’un immeuble à la façade décrépie. Lizzie, le nez en l’air, se tordit le cou pour en apercevoir le sommet. 
-                J’habite au dernier étage, indiqua Gabrielle, dans un appartement avec mon frère. C’est loin d’être aussi grand que chez toi, mais je l’aime bien !
-                Je ferai attention, promit Lizzie.
-                Je ne faisais pas allusion à tes mains, voyons ! Allez, viens !
Elle l’entraîna dans les escaliers jusqu’à son palier. Il n’y avait qu’une porte à cet étage-ci. Quand Gabrielle ouvrit la porte, Lizzie crut pénétrer un autre univers… Des posters de musique tapissaient les murs, se mêlant aux dessins de Cinaed et aux cartes postales achetées dans des musées. Des poufs confortables entouraient une table basse sur laquelle reposait un narguilé. Une paire d’enceintes se tenaient sous la fenêtre et des cadres photos avaient été soigneusement disposés sur le rebord. Lizzie écarquilla les yeux, surprise par cet espace démuni et pourtant si chaleureux. Elle s’avança timidement. Par rapport à l’immense manoir où elle vivait seule, isolée et triste, ce petit appartement lui paraissait si accueillant… 
-                Alors ? la questionna Gabrielle. Qu’en penses-tu ?
-                Je… émit Lizzie.
Elle était tout bonnement incapable de mettre les mots sur ce qu’elle ressentait. Elle se tourna vers son amie avec l’impression cuisante d’être en faute, d’avoir pénétré un endroit qui lui était interdit. Elle ouvrit la bouche, mais la referma, comme un poisson hors de l’eau et se sentit rougir de gêne. 
-                Désolée, ne parvint-elle qu’à murmurer.
-                Hum ? Pourquoi tu t’excuses ? s’étonna la lycéenne.
-                Heu, je…
-                Tu es bizarre parfois, tu sais ? soupira la sœur de Cinaed en souriant.
Lizzie se raidit. Un frisson descendit le long de sa colonne vertébrale, long… lent… froid… Tu es bizarre parfois, tu sais ?
Bizarre… “Vraiment ? Je suis… C’est aussi ce que tu m’avais dit à l’époque, quand je disais t’aimer…”
-                Une tasse de café, ça te dit ? lui demanda Gabrielle en se dirigeant vers la cuisine. J’en ai plein, Cinaed en boit toujours énormément !
-                Je vais rentrer.
Gabrielle s’arrêta. Ses sourcils se froncèrent alors que ses yeux se posèrent sur le visage brutalement fermé de son amie.
-                Ah… Tu es bien pressée, tout à coup.
-                S’il te plaît, Gabrielle, je ne connais pas le chemin du retour et… 
Elle sembla hésiter, mais opta finalement pour le silence. Gabrielle prit le parti de ne pas insister. Alors elle se saisit du manteau qu’elle venait à peine d’enlever et se dirigea vers la porte.

Le chemin du retour se déroula dans le silence le plus complet. La lycéenne marchait quelques pas devant Lizzie et lui coulait parfois des regards interrogateurs, mais la jeune fille fuyait son regard. Elles atteignirent enfin le seuil du manoir. Sans un mot, Lizzie attendit que la sœur de Cinaed lui ouvre la porte, mais c’était sans compter sur le caractère de sa nourrice qui, exaspérée par son comportement, se campa devant elle et planta son regard dans le sien.
-                Bon, c’est fini, ton cirque ? siffla-t-elle.
-                Quoi ? marmonna la donneuse de mort.
-                Pourquoi tu t’es braquée, tout à coup ? C’est quoi cette bêtise, hein ?
-                Rien… 
-                Lizzie !
Nullement impressionnée par cette brusque hausse de ton, la protégée de Nestor claqua la langue avec agacement contre son palais et voulut passer de force. Mais, pour cela, il aurait fallu toucher Gabrielle et ça, c’était bien la dernière chose qu’elle voulait.
-                Gab’, laisse-moi passer.
-                Explique-moi ce qui t’arrive, au moins !
-                Non !
Le ton était ferme et irrévocable. Gabrielle demeura un moment immobile puis obéit à contrecœur. Lizzie la remercia d’un signe de tête avant de s’engager dans le vestibule. Elle ne put s’empêcher de sursauter quand la porte d’entrée claqua dans son dos.
Alors seulement elle s’autorisa à pleurer.

Ce soir-là, quand Nestor rentra de son travail, il trouva sa protégée assise à même le sol du vestibule, le dos appuyé contre le mur et les yeux brillants de larmes. 
-                Nestor… murmura-t-elle.
-                Mademoiselle, que vous arrive-t-il ? s’inquiéta le vieux serviteur.
-                Ça recommence.
L’homme sembla prendre brusquement conscience de la situation et considéra gravement la jeune fille.
-                J’irai voir votre nourrice dès demain.
-                Mais… !
-                Pas de mais, Lizbeth ! Pour elle, comme pour vous, pas de mais ! C’est sûrement le meilleur moyen pour elle de rester en vie.

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