lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 8

Scène de changement

 
-                Ils ont… déménagé ?
Le punk hocha la tête d’un air maussade.
-                Ouais, du jour au lendemain. Plus aucune nouvelle d’eux depuis.
-                D’après ce que j’en sais, ajouta un autre, ils sont retournés chez leurs parents. On ne les reverra plus.
-                Je vois… merci.
Ael les salua et pénétra dans la cour du lycée. Il avait l’impression d’avoir du mal à respirer. Cinaed… parti… Il planta ses dents dans sa lèvre inférieure. Cette nouvelle l’ébranlait plus qu’il ne voulait l’admettre. Il devait se reprendre ! Ce n’était pas une amourette de quelques jours qui allait le faire déprimer, tout de même ! Il prit une grande inspiration pour se calmer. Cela faisait longtemps que ses poings ne l’avaient pas démangé ainsi. Peut-être qu’une bonne bagarre l’aiderait à… Il y renonça aussitôt. Son passé de petite frappe était derrière lui, il avait promis de ne pas recommencer ! A Nathanaël, à ses parents… 
Mais le tout était de savoir s’il avait assez de volonté pour tenir cette promesse.

Cinaed avait sa valise à la main. A quelques pas de lui, sa sœur parlait avec un couple. Ses parents… Les approcher le répugnait, mais il se fit violence et s’obligea à avancer d’un pas. Gabrielle lui attrapa la main et le tira. Leur mère eut un timide sourire.
-                Cela faisait longtemps, Cin’.
-                On dirait que tu as eu le temps de réfléchir à ton comportement et de revenir sur ta décision, déclara son père en lissant sa moustache.
-                Pas vraiment, non, répliqua son fils avec insolence.
-                Alors tu peux repartir.
-                Chéri ! protesta sa femme.
-                Je ne veux pas de lui ici.
-                Avec qui je baise ne te regarde pas, répondit posément Cinaed. Et si tu trouves contre nature que j’aime les hommes, libre à toi, mais je ne changerai pas. 
-                S’il te plaît, papa, supplia Gabrielle, ce… !
-                Et toi, qu’est-ce que c’est que cette dégaine ? aboya le paternel. Vous avez intérêt à changer, tous les deux, c’est moi qui vous le dis !
-                Essaie toujours, le défia Cinaed.
Leur mère ne prononça pas un mot pour défendre ses enfants, tête basse et le visage voilé par la tristesse. Cinaed aimait sa mère, mais il haïssait sa lâcheté. Il ne lui accorda pas un regard quand il franchit le seuil de la maison.
Comme un oiseau qui regagne docilement sa cage… 

La fine bruine tombait en continu depuis plusieurs heures. Assise au centre de son jardin, la robe gorgée d’eau boueuse, Lizzie se tenait immobile. Un vent froid venait caresser sa peau et y coller le vêtement glacé. Une posture peu agréable en somme. Mais elle ne bougeait pas. Elle ignorait quand ses membres allaient de nouveau accepter de soulever son corps. Sa tête était vide de ce genre de pensées. Dans cette bouillie épaisse qu’était son esprit depuis quelque temps, une Lizzie s’était engluée. Une furieuse, une révoltée. Nestor lui avait pris le seul être qui comptait un tant soit peu pour elle. Mais quand elle lui avait fait remarquer, le majordome l’avait considérée froidement.  
-                Hé bien maintenant, nous sommes à égalité, Mademoiselle.
Il avait claqué la porte sur ces mots et n’était pas revenu depuis deux jours. L’estomac vide de Lizzie criait famine, la tirant enfin de sa léthargie. Des larmes roulaient sur ses joues.
-                Je devrais pourtant y être habituée, ria-t-elle nerveusement. Abandonnée par mes parents, par Nestor, par ces deux-là… Je ne vais tout de même pas me laisser abattre !
Elle se leva, tentant de faire bonne figure. Puis elle y renonça. Pourquoi sourire quand tout son être souffrait ? Cela avait tellement peu d’importance au final… Elle était seule… encore… 
-                Positive, positive ! s’ordonna-t-elle sèchement. Tu n’es plus à la rue comme par le passé. Tu vis dans une maison, tu y es au chaud et tu peux manger à ta faim ! Tout ça, tu le dois à Nestor, alors… 
Alors, quoi ? Alors renonce ? Alors, renonce encore une fois à aimer ? Assèche ton cœur une bonne fois pour toute ? Réduit-le en poussière de tes propres mains ?
Mais peut-on dire à ce moment-là que tu vis encore ?
-                Oh, et puis merde !
Elle attrapa ses moufles.

Ael se pencha pour boire l’eau qui s’écoulait du robinet. A cette heure-là, les toilettes du lycée étaient désertes. Tant mieux. Il se redressa et planta son regard dans celui de son reflet. Il se souvint avec un sourire à quel point Cinaed aimait la couleur de ses yeux.
-                C’est pas naturel, avait-il décrété.
-                Mais enfin, bien sûr que si, c’est leur couleur naturelle ! s’était emporté Ael. Je déteste les lentilles, ça me fait mal.
-                Oh… 
Le garçon sentait son estomac se nouer alors qu’une vague de souvenirs remontait en lui. Il était sur le point de laisser lui échapper une larme de frustration et de colère quand deux garçons entrèrent. Ils s’arrêtèrent à la vue d’Ael.
-                Oh, mais c’est le pote de l’autre taré, ricana l’un d’eux, un mauvais sourire sur les lèvres.
-                Alors, il paraît qu’on a fugué de chez soi ? On s’est disputé avec papa maman ?
Ils eurent un rire gras et idiot. Ael serra les poings et les dents. Il se dirigeait vers la porte de sortie quand les deux lycéens lui barrèrent le passage. L’un d’eux avait un chapeau et des cheveux teints. L’autre abordait un anneau dans le nez. Ils repoussèrent violement Ael en arrière. 
-                Qu’est-ce que tu as, la pédale ? Tu crois qu’on ne t’a pas vu nous mater depuis qu’on est rentré dans les toilettes ? Tu veux te rincer l’œil, hein, mon cochon ?
-                Je veux juste partir, répliqua froidement le garçon. Laissez-moi passer.
-                Ne crois pas t’en sortir si facilement, siffla l’adolescent au piercing.
-                Et je peux savoir quel est votre problème ?
-                Oh, mais c’est qu’il devient agressif ! Il nous mordrait presque, l’homo ! 
Ael fronça les sourcils. Si ces deux-là continuaient à le provoquer, ils allaient le regretter… 
-                Laissez-moi… passer.
-                Allons, ne fais pas la tête ! Raconte-nous plutôt tes galipettes avec Cinaed ! le défia le garçon avec l’anneau.
-                Pouah, arrête, c’est dégueulasse ! grinça son copain. Rien que d’y penser, j’ai la gerbe.
Ael leur donna un coup d’épaule pour se dégager. Mais les deux lycéens ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils l’agrippèrent par l’épaule et le rejetèrent de nouveau en arrière. Plus violemment, cette fois. Le dos d’Ael rencontra douloureusement la rangée de lavabos. Il sentait qu’il allait perdre son calme si cela continuait… Une furieuse envie de jouer des poings vint picoter ses doigts. 
-                Alors, Ael, il est où ton chéri ? railla, goguenard, l’adolescent au chapeau. Hein, il est où le pédé ?
-                Retourné vivre chez ses parents, non ? Il s’est tiré parce qu’Ael ne le satisfaisait plus, tiens !
-                C’est bien les homos, ça ! Il faut dire que Cinaed saute sur tout ce qui bouge. Pire qu’un chien en chaleur !
-                Hé, dis donc, vous ne pourriez pas fermer vos gueules, vous deux ? finit par les interrompre Ael.
Les deux lycéens échangèrent un regard, puis un sourire. Dans un même mouvement, ils balancèrent leurs poings dans le ventre d’Ael. Ce dernier, le souffle coupé, sentit ses jambes se dérober sous lui.
-                Retiens ça ! cracha l’adolescent au piercing. Ça me sidère que les gars de votre genre osent se montrer en public sans la moindre honte.
-                Laisse tomber, ricana l’autre. Il est aussi con que Cinaed. Ça ne m’étonne pas qu’ils se soient envoyés en l’air !
Ael se redressa, les jambes encore légèrement tremblantes, prenant appui sur un lavabo pour se mettre debout.
-                Attends, je lui mets un dernier coup et on y va.
-                Non, arrête, c’est plus drôle, là.
Mais l’adolescent avec l’anneau dans le nez s’approcha. Il attrapa la chemise d’Ael et le tira. Il n’aurait pas dû. Le garçon réagit presque instinctivement. D’une puissant détente, il expédia son genou de toutes ses forces dans l’estomac de son agresseur. Ce dernier se plia en deux et cracha une bile visqueuse. Sans lui laisser le temps de se remettre de sa surprise, l’ami de Nathanaël lui colla un magnifique crochet du droit dans la mâchoire. 
-                Retirez ce que vous avez dit ! cria-t-il.
Il s’avança vers le second gars qui le regardait, tétanisé.
-                Insultez-moi tant que vous voulez, je n’en ai vraiment rien à cirer. Mais vous allez retirer ce que vous avez dit sur Nathanaël et Cinaed avant que je ne vous fasse manger vos dents !
Un coup entre les omoplates lui arracha un grognement sourd. Le premier agresseur s’était relevé. Il cracha au visage d’Ael.
-                Va te faire foutre.
-                Vous l’aurez voulu.

Marielle était furieuse. Quelles que soient les recherches qu’ils effectuaient, aucune trace de son frère. Elle sentait qu’elle allait finir par perdre patience. Son téléphone se mit à sonner alors qu’elle regagnait sa voiture de fonction.
-                Oui, allô ? répondit-elle en réprimant un soupir agacé. Ah, chef… Oui, je suis dans ce secteur là, pourq… Quoi ?!

Quand Lizzie atteignit le lycée de Gabrielle, elle demeura un long moment immobile, saisie et effrayée par ce nouvel environnement. Des centaines de jeunes de son âge se pressaient près des grilles en riant et en parlant bruyamment. Elle s’approcha timidement. Elle repéra soudainement un véhicule bleu surmonté d’un gyrophare. Une voiture de police ? Une jeune femme en uniforme avait à moitié allongé sur le capot un jeune homme qui ne se débattait pas.   
-                C’est Ael, non ? chuchotait-on dans la foule.
-                Ouais, le pédé… 
-                J’ai entendu dire qu’il avait battu deux élèves.
-                En même temps, il s’est enfui avec Cinaed. Ces deux-là sont aussi violents l’un que l’autre.
Lizzie sentit son cœur rater un battement. Cinaed… c’était le nom du jumeau de Gabrielle ! Elle n’osa fendre la foule de peur de toucher malencontreusement quelqu’un malgré ses moufles, mais se mit sur la pointe des pieds pour espérer apercevoir ce fameux Ael. Ce dernier se redressa furieusement. Ses cheveux, d’une curieuse couleur, encadraient son visage enfantin. Il devait être étranger, sûrement d’origine asiatique. Le verre droit de ses lunettes était fendu et il avait quelques belles meurtrissures sur la peau. Il possédait des yeux magnifiques. La policière avec qui il parlait semblait à la fois en colère et triste. Tous deux montèrent dans le véhicule qui démarra en trombe.
Mais Lizzie était déjà partie.

Ael poussa un grognement de douleur quand Marielle le plaqua sans ménagement contre un mur. 
-                Je t’avais dit que je n’avais pas de temps à perdre avec toi, gronda-t-elle.
Et elle lui asséna une puissante gifle sans ménagement. Elle risquait son travail, elle en avait parfaitement conscience, mais ce gamin la faisait toujours sortir de ses gonds. Rien que sa présence arrivait à l’énerver. C’était ainsi depuis le jour où elle l’avait arrêté pour la première fois. Il venait d’envoyer trois gars à l’hôpital et avait refusé de donner la raison de son excès de violence. Il avait changé au contact de Nathanaël. Il était devenu moins taciturne, moins irascible, plus tempéré et contrôlé… Et là, alors qu’elle avait le problème de son frère sur les bras, il fallait qu’il recommence !
-                Pourquoi tu as fait ça ? s’énerva-t-elle. C’est tout ce que tu as trouvé pour me pourrir la vie, c’est ça ?
-                Ne te crois pas le centre du monde, répliqua-t-il du tac au tac. Rien de tout ça ne te concerne.
-                Sale morveux… !
Elle s’apprêtait à le frapper de nouveau quand on toqua à la porte de son bureau. Furieuse d’être interrompue, Marielle repoussa rudement l’adolescent qui chuta à terre et elle alla ouvrir. Elle tomba nez à nez avec une jeune fille aux longues tresses rouges. Cette dernière lui sourit timidement.
-                Excusez-moi, on m’a dit que je pourrais voir Ael ici.
-                Tu le connais ? soupira la policière.
-                Est-il là ?
Les deux femmes se jaugèrent, puis Marielle laissa entrer Lizzie. Ael ne prit même pas la peine de se lever.
-                Tu es Ael ? demanda timidement la jeune fille.
-                Oui. Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?
-                Mon nom est Lizbeth, mais tu peux m’appeler Lizzie. Je suis une amie de Gabrielle.
Elle se pencha en avant, gardant soigneusement ses mains dans son dos de peur de frôler le garçon. Ael fronça les sourcils. Que lui voulait cette fille ?
-                Sais-tu où elle est ?
-                Gabrielle ?
-                Oui. Je… - la jeune fille sembla hésiter - j’ai besoin de lui parler. Je ne veux plus l’attendre. Je veux aller au-devant d’elle.
Ael sentit son cœur s’accélérer. Aller… au-devant de… Cinaed ? Il se sentit soudainement honteux. Bête et honteux. C’est ce qu’il aurait dû faire depuis le début. Au lieu de se morfondre, au lieu d’avoir ce poignard au fond du cœur, il aurait dû faire le premier pas, arracher cette arme empoisonnée ! Cette inconnue avec sa détermination et ses curieux cheveux venait de lui ouvrir les yeux.  
-                Lizzie… dis-tu, chuchota-t-il pour que Marielle ne l’entende pas. Moi-même je dois aller voir Cinaed. Alors… Allons-y ensemble. Je devrais être sorti d’ici quelques jours. Accepteras-tu de m’attendre ?
-                Bien sûr ! Peux-tu retenir mon adresse ? Et passe me prendre. Qu’importe l’heure ou le jour, je serai toujours là. Viens, c’est tout.
-                Je viendrai.
-                Merci, Ael ! Je suis contente, je ne pense pas que j’aurais osé y aller seule !
-                Merci à toi… 
Bien qu’ils ne se connaissent pas, chacun sentait qu’il pouvait faire confiance à l’autre. Lizzie se redressa, puis se ravisa.
-                Tu as des capacités ? questionna-t-elle à voix basse. Du genre de celles de Cinaed ?
-                Non… Et toi ?
-                Ça, je te le dirai quand tu m’emmèneras !
Surpris, Ael finit par acquiescer. Elle lui donna son adresse qu’il nota avec empressement. Les jours lui paraissaient beaucoup moins sombres tout à coup. Il allait revoir… Cinaed… et ainsi peut-être comprendre ce bordel dans sa tête et son cœur.

Le plus dur pour Ael fut sûrement la réaction de ses parents. Son père s’arracha les cheveux en répétant des “Je ne comprends pas” ou des “Mais qu’ai-je fait pour que tu sois ainsi ?”. Sa mère, elle, sanglotait, des pleurs parfois silencieux et parfois hystériques. Marielle, une fois que le couple fût parti, vint voir Ael et lança un claquant :
-                Tu es fier de toi ?
Bien sûr que non, il n’était pas fier, loin de là ! Mais il ne le regrettait pas.
La veille de sa libération, son père vint seul pour la première fois. Il s’assit devant son fils, l’air grave.
-                Ça ne peut plus durer, Ael, déclara-t-il calmement. Les garçons que tu as frappés ont reconnu leurs torts et, heureusement, n’ont pas déposé plaintes. Mais c’est décidé… On va déménager.
-                Déménager ? répéta bêtement Ael, les yeux écarquillés.
-                On va changer de pays. Ça va être un nouveau départ Ael…
Il voulut prendre la main de son fils, mais celui-ci la retira. Il évita les yeux étonnés de son père. Ce dernier, blessé, se leva.
-                Peut-être que tu t’y refuses, mais c’est ce qu’il y a de mieux. Pour toi, et pour notre famille. 
Mais Ael n’écoutait plus son père. “Je veux le voir…” Cette envie s’était transformée en besoin, ce besoin avait mué en une nécessité, un désir irrépressible, brûlant. Pourquoi ce type lui manquait-il tant ?! Ils avaient passé quelques jours dans un motel, seulement quelques jours, ils n’avaient même pas fait l’amour, alors pourquoi… Monsieur Duncin détailla un moment le visage fermé de son fils. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Il se leva, puis se ravisa. 
-                Ael, comprends bien que nous faisons cela pour ton bien. Nous partirons dès la semaine prochaine.
-               
-                Tu sais… Ta mère et moi avions déjà parlé de ça au moment de ta fugue. J’étais contre ce projet au début, mais… Je crois maintenant que cela vaut mieux. Peut-être te feras-tu des amis là-bas ? Autre que ce meurtrier.
-                Au moins, lui, il n’avait pas honte de moi, répliqua durement Ael.
-                Je t’aime, mais… il faut parfois faire des choix difficiles.
-                Tu peux garder tes excuses, je n’en veux pas !
-                Tu finiras par comprendre que c’est ce qu’il y a de mieux pour toi… 
Quand Monsieur Duncin fut parti, Marielle s’avança. Elle observa sans mot dire un Ael qui cognait furieusement les murs de ses poings.
-                C’est une décision assez irréfléchie, émit-elle doucement.
-                Irréfléchie ? Carrément stupide ! s’emporta Ael. Ils ne comprennent vraiment rien !
-                Alors là, tu ne peux pas leur reprocher ! Moi non plus, je ne comprends strictement rien à tes histoires ! Mais t’enlever ton foyer alors que tu es aussi instable en ce moment… C’est dommage et idiot.
Le garçon haussa les épaules. “Je veux le voir…” Seule cette pensée comptait. Il le fallait !
Avant qu’ils soient définitivement séparés.

Ael ne fut pas autorisé à retourner en cours. Il passa ses journées à emballer ses affaires et à ronger son frein. La surveillance de ses parents était constante et lourde. Il avait l’impression d’être un prisonnier. Dès qu’il en eut l’occasion, il se faufila hors de chez lui. Il avait encore en tête l’adresse de Lizzie. Elle était comme gravée au fer rouge dans sa mémoire. Il ajusta les lanières de son sac à dos et se mit à marcher d’un pas vif, comme un fugitif, la tête basse. Alors qu’il arrivait à une intersection, il sentit soudainement une main l’agripper et une autre le bâillonner. Avant qu’il ait eu le temps de réagir, il était tiré en arrière, entraîné dans une ruelle sombre. Son cœur battait à cent à l’heure alors que la peur paralysait ses muscles.   
-                Crie pas, Ael, c’est moi !
Le garçon sursauta. Il sentit les mains exercer une pression moins pesante et finalement le libérer. Stupéfait, il se retourna… et tomba nez à nez avec Nathanaël !
-                Nat’ ! s’étrangla-t-il. Mais qu’est-ce que… ?
-                Salut, mon vieux !
-                Nat’ !
Les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Ael en avait les larmes aux yeux. Il avait cru perdre son ami à tout jamais ! C’est alors qu’il remarqua une deuxième présence. Près de Nathanaël se dressait une jeune fille toute menue aux lourdes boucles noires. Elle lui offrit un franc sourire.
-                Je te présente Azela, sourit tendrement le fugitif. Ma petite amie.
-                Nat’ ! protesta ladite petite amie en rougissant jusqu’aux oreilles.
-                Oh, je vois, sourit Ael. Bonjour, moi c’est Ael.
-                Je sais, Nathanaël me parle souvent de toi.
-                En bien j’espère ? voulut savoir le lycéen.
-                Mais oui, mais oui !
Ael, qui était d’une humeur noire depuis quelques jours, se mit à rire. Assis dans cette ruelle sombre en compagnie de deux fugitifs considérés comme des psychopathes, il souriait, heureux et tranquille. Il détailla son ami qui lui racontait sa vie dans cet étrange asile et sa rencontre avec Azela.
-                Elle est très belle toute nue, affirma-t-il.
-                Hé ! Ça suffit, oui ! s’emporta la jeune fille.
-                Tu as… changé, fit remarquer doucement Ael.
Nathanaël lui sourit, un sourire plein de joie.
-                Oui, grâce à Azela. Elle m’a guéri, si tu veux. Tu te souviens, Ael, quand je n’osais même pas te regarder ? Hé bien, maintenant… - il tendit la main et caressa la joue de son ami - je peux même te toucher sans problème. Ne crois pas que je n’ai plus de remords ! Loin de là ! Mais je peux me contrôler. Plus jamais je ne te ferai de mal !
-                C’est bien… -  il se tourna vers la jeune fille - Merci, Azela !
-                C’est moi qui dois remercier Nathanaël, répliqua la jeune fille. C’est lui qui m’a guérie et sauvée. J’ai une dette immense envers lui.
-                Je vois… Mais qu’allez-vous faire maintenant ? Vous êtes recherchés par la police. Ta sœur te traque, Nat’ !
-                Marielle ? grimaça le frère de l’intéressée. Aïe, ce ne va pas être de la tarte ! L’idéal ce serait vraiment de se fondre dans la masse.
-                Vous ne feriez pas mieux de quitter le pays ?
-                Hors de question, rétorqua Azela. Pas avant que je me sois vengée !
-                Une vengeance ? répéta bêtement Ael, abasourdi.
-                C’est assez compliqué à expliquer, et plutôt effrayant, soupira Nathanaël. Mais je n’arrive pas à l’en dissuader.
-                Encore un meurtre ? murmura Ael avec effroi.
-                Le seul que je n’aurai pas à regretter, acquiesça Azela.
-                Mais… !
-                Parlons d’autre chose ! intervint le frère de Marielle. Dis-nous plutôt où tu allais aussi vite, Ael !
Cette question le fit sursauter. Où… il allait ?
-                Merde ! J’avais complètement oublié !
Il avait été tellement heureux de revoir son ami que l’histoire avec Cinaed lui était sortie de la tête ! Il se redressa précipitamment.
-                Je suis désolé, il faut que j’y aille !
-                Hé bien, tu m’abandonnes ?
-                Je suis désolé, Nat’… Je déménage, je pars demain pour le Japon. C’est ma dernière chance… 
-                Tu déménages ? Mais… Pourquoi ?
Ael hésita. Finalement, il raconta tout ce qui s’était passé à son ami. Nathanaël l’écouta attentivement sans l’interrompre une seule fois. Quand Azela faisait mine d’ouvrir la bouche, il lui indiquait gentiment de se taire. Quant à Ael, il vidait son sac, vomissait tout ce qui lui pourrissait le cœur, tout ce qui lui empoisonnait l’esprit. Ça lui faisait terriblement du bien. Finalement, il poussa un profond soupir. 
-                Je crois… que je l’aime, murmura-t-il. Et c’est affreusement douloureux.
Nathanaël se leva brusquement, comme s’il était monté sur ressorts.
-                Et tu es encore là ?! Mais bon sang, cours ! Va le voir ! Qu’est-ce que tu attends ?
-                Nat’… merci !
Il enlaça brièvement son ami avant de se détacher de lui et se mettre à courir.
-                C’est bon, tu crois ? murmura Azela.
-                Oui, bien sûr ! Ael est une forte tête, il n’y a pas de soucis à se faire, sourit Nathanaël. Il n’a pas changé depuis tout ce temps. Et si nous y allions, nous ? Je dois t’avouer que je meurs de faim !
-                On passera après à la maison de mon grand-père, tu me le promets ?
-                Oui, c’est promis.

Lizzie était assise sur une chaise juste à côté de la porte d’entrée. Elle attendait… Nestor s’activait dans la cuisine. Il avait tenté plusieurs fois de la faire bouger de sa chaise, mais sa protégée avait tout bonnement refusé. Il n’y comprenait vraiment plus rien… 
La jeune fille se mordillait nerveusement la lèvre inférieure. Toutes sortes d’émotions se bousculaient dans son être. Peur, doutes, joie, impatience… Elle sursauta violemment quand on frappa à la porte. Elle bondit aussitôt de sa chaise.
-                C’est ouvert ! cria-t-elle.
Ael poussa la porte. A sa vue, Lizzie eut un immense sourire.
-                Tu es vraiment venu !
-                Quoi ? Ah, heu… Oui.
-                Super ! Bien, allons-y maintenant !
-                Mademoiselle !
Nestor se tenait pétrifié au milieu du hall, les yeux écarquillés, cherchant visiblement à comprendre ce qui se passait. Ael jeta un regard surpris à Lizzie qui avait adopté un visage impitoyable.
-                Mais, mais… où allez-vous ? s’inquiéta le vieux majordome.
-                Je vais voir Gabrielle. Ael m’accompagne.
-                B… Bonjour, salua timidement l’intéressé.
-                Lizbeth, tu veux réellement condamner cette fille ? Tu veux encore le faire, comme avec ma petite fille ?!
Lizzie accusa difficilement le coup. Ses dents se serrèrent à lui en faire mal. Rageuse, elle retira ses moufles avec ses dents et plaqua ses deux mains contre la porte. Sous le regard stupéfait d’Ael et celui en colère de Nestor, le battant s’effrita sur le seuil en un tas de poussières.
-                Je ne fuirai plus, tonna Lizzie. Gabrielle m’a acceptée ! Alors je veux lui dire ! Je veux lui dire que je l’aime !
-                Lizbeth !
Nestor semblait réellement choqué. Ael, une fois la surprise passée, ramassa les moufles et les tendit à Lizzie.
-                Nous avons encore du chemin à faire. Viens.
Lizzie leva un regard décontenancé vers lui. Toutes sortes d’interrogations se bousculaient dans son esprit. Elle avait agi sous le coup de la colère sans penser aux conséquences. Ce n’était pas là que le garçon était censé s’enfuir en courant, terrifié ? Mais aucune trace de peur dans ses yeux. Il y avait même de la… sympathie ? Lizzie sentit soudain sa détermination regonfler à bloc. Elle adressa un sourire sincère à Ael.
-                Oui, allons-y.

-                 Cin’ ? Cin’, je peux entrer ?
-                Non.
-                J’entre.
Cinaed poussa un grognement de colère mêlé de frustration quand sa sœur ouvrit la porte de sa chambre. Il se redressa et passa une main dans ses cheveux en bataille.
-                Quoi ? grogna-t-il. Tu ne vois pas que je suis occupé ?
Pour toute réponse, Gabrielle le foudroya du regard. Dans le lit de son frère, un garçon était étalé langoureusement, la tête enfoncée dans l’oreiller, le torse dénudé. Gabrielle sentit la colère l’envahir, mais tâcha de la contrôler.
-                Qui est-ce ? demanda-t-elle sèchement.
-                Aucune idée, répondit Cinaed.Tu veux quelque chose ?
-                Je peux te parler un instant ?
Pour toute réponse, son jumeau haussa les épaules. Elle lui fit signe de la suivre et il obtempéra. Une fois dans le couloir, la jeune fille fit face à ce frère qu’elle n’arrivait plus à reconnaître.
-                Arrête ça, murmura-t-elle d’un ton suppliant. Je suis consciente que tu veux contrarier papa, mais tu vas trop loin. Tu te ramènes chaque semaine avec un nouveau mec ! Tu crois réellement que c’est comme ça qu’ils vont accepter ton homosexualité ?
-                Mais j’en ai rien à faire qu’ils l’acceptent ou non ! s’emporta Cinaed. Ils m’ont viré de la maison quand ils l’ont appris, viré, t’entends ?!
-                Je sais, je m’en souviens Cinaed, je suis partie avec toi, rétorqua la jeune fille. On est revenu pour reprendre nos vies en main ! Pourquoi tu fais ça ? Tu ramasses des garçons dans les rues, tu ne vas même pas en cours ! Maman… 
-                Ne me parle pas de notre mère ! cria le jeune homme. Si elle veut s’exprimer, qu’elle le fasse et qu’elle cesse d’être soumise à notre père !
-                Tu ne peux pas lui reprocher ça ! Elle a été élevée dans cet état d’esprit-là !
-                Elle aurait pu très bien réagir quand papa m’a mis à la porte ! Elle aurait pu le retenir quand il m’a frappé ! Elle n’a rien fait ! RIEN !
-                TU NE… !
Leur dispute fut brutalement interrompue par la sonnette qui retentit bruyamment à travers toute la maisonnette. Gabrielle et Cinaed se dévisagèrent un moment en chien de faïence, puis la jeune fille finit par cracher.  
-                Vire ce mec de ton lit et descends. C’est sûrement les déménageurs qui apportent les derniers cartons.
Cinaed répondit par un soupir exaspéré. Il avait parfaitement conscience que c’était sa sœur qui avait raison. Mais c’était plus fort que lui… Il ne cessait de penser à Ael, à ces quelques jours dans le motel où il avait pu le toucher, savourer l’odeur de sa peau, embrasser son corps, le tenir entre ses bras… Il était tombé amoureux d’un inconnu, mais d’un inconnu qui ne cessait d’occuper ses pensées. Il avait envie de lui… Il avait terriblement envie de lui.
Gabrielle alla ouvrir la porte.

-                Je stresse.
Ael coula un regard étonné à Lizzie qui sautillait nerveusement sur le trottoir. Elle avait remis ses moufles qui avaient commencé à noircir, signe que le pouvoir de ses mains avait entrepris de les ronger. Le garçon, fortement impressionné par le tour de force de la jeune fille, n’avait pas prononcé un mot lors de leur trajet en bus. Maintenant qu’ils étaient sur le point d’arriver, la langue de la protégée de Nestor se déliait. 
-                J’espère que Gab’ ne sera pas fâchée contre moi. Lorsqu’on s’est quittées, on était plutôt en froid… 
-                Gabrielle est intelligente, lui assura Ael. Je suis sûr que tout ira bien.
-                Tu crois ?
-                Mais oui !
-                J’espère… 
-                Il n’y a qu’un moyen de le savoir !
Sans plus de cérémonie, il l’avait entraînée vers la maisonnette et avait appuyé sur la sonnette. Lizzie, terriblement nerveuse, se tenait légèrement en retrait. Au bout de quelques secondes, des bruits de pas se firent entendre et la porte s’ouvrit sur Gabrielle… qui sembla tomber des nues à leur vue !
-                Ael, mais… Lizzie ! Mais qu’est-ce que… ?
-                Je ne te fais pas de câlin, mais le cœur y est, lui assura la jeune fille.
-                Entrez, entrez !
Légèrement abasourdie, la jumelle les laissa entrer. Ael, dont le cœur battait à cent à l’heure, essuya discrètement ses mains moites sur son pantalon. Il s’éclipsa pour laisser un peu d’intimité à Gabrielle et Lizzie. Cette dernière, confuse, ne savait pas très bien où se mettre.
-                Nestor t’a autorisée à venir ici ? la questionna Gabrielle, surprise. Il m’a bien précisé que j’avais pourtant pas le droit de t’approcher.
-                Disons que je me suis passée de son autorisation !
-                Ah bon ? Mais… 
-                Je voulais absolument te voir. Je devais te parler, au moins une dernière fois pour mettre les choses au clair.
-                Comment ça ? Attends, viens dans le salon, tu me raconteras tout là-bas.
Elle précéda son amie dans une charmante pièce confortablement meublée. Elles y trouvèrent Ael, assis dans un fauteuil. Gabrielle lui fit la bise.
-                Je suppose que tu n’es pas là pour moi, le taquina-t-elle.
-                Heu, c’est que… murmura le garçon.
-                C’est bon, ne t’en fais pas. Cinaed est à l’étage, je vais lui demander de descendre.
-                Merci… 
Gabrielle sourit, heureuse. Lizzie était venue la voir et Ael avait fait tout ce chemin pour son frère. Peut-être que Cinaed ira mieux s’il… Oh non ! La jeune fille commença à s’affoler. Elle avait complètement oublié l’autre garçon ! Elle s’apprêtait à monter les escaliers en catastrophe quand des bruits de pas se firent entendre dans les marches. Cinaed les descendait, tenant par la main son partenaire.  
-                Alors, Gab’, c’est bien les démén… ?
La question mourut dans sa gorge. Il cligna deux, trois fois des yeux, comme pour être sûr qu’il était parfaitement réveillé. Une fille inconnue dans son salon. Mais surtout… 
-                Ael ? chuchota-t-il.
Le garçon ne répondit pas, les yeux écarquillés. Il avait l’impression qu’une main glacée venait d’enfoncer ses doigts sales dans son cœur et qu’elle s’amusait à les remuer pour réduire en lambeaux la flamme qu’il portait en lui depuis qu’il s’était séparé de Cinaed.
Sans plus réfléchir, le garçon bondit sur ses pieds et sortit en trombe de la pièce.
-                Attends, Ael ! cria Cinaed.
Il dévala l’escalier pour courir à sa suite. Gabrielle se mordilla nerveusement la lèvre inférieure, alors qu’un étrange sentiment de culpabilité l’envahissait. Le garçon se gratta l’arrière du crâne puis se tourna vers la jumelle. 
-                Bon, je crois que je vais y aller.
-                Oui… Désolée pour ça.
-                Ce n’est rien. Ce n’était que du sexe.
Et il sortit sur ces philosophiques paroles. Gabrielle poussa un soupir à fendre l’âme puis se tourna vers Lizzie.
-                Bon, et toi, qu’est-ce que tu me réserves comme surprise ? Après ces deux-là, je pense qu’on a tout vu, mais bon… 
-                Moi, je t’aime.
Lizzie eut la même réaction que son frère. Arrêt sur image, stupéfaction. Elle finit par se laisser tomber dans un fauteuil, les jambes sciées.
-                Quoi ? finit-t-elle par oser demander.
-                Je t’aime, répéta tranquillement Lizzie. Je voulais te le dire. La dernière personne que j’ai aimée, c’était la petite fille de Nestor… et je l’ai tuée.
-                Ah… cool… parvint à émettre Gabrielle. Mais… Aimer… amie, ou… ?
-                Tu sais parfaitement de quelle sorte d’amour je parle, non ? la taquina Lizzie. Je voulais que tu le saches, c’est tout… Maintenant, tu peux faire ce que tu veux, m’envoyer balader, me traiter de monstre, tout ce que tu veux. Je peux même te promettre de ne plus t’approcher. Mais je suis amoureuse de toi, alors, si tu ne dis rien, je vais vraiment tenter de te conquérir.
-                Wha, wha, wha, deux secondes !
Gabrielle se leva, indécise et assez déboussolée. Une information tournait en boucle dans sa tête. Elle revoyait encore parfaitement la scène. Son père qui découvrait l’homosexualité de Cinaed, les crises, les cris… et son jumeau, sa valise à la main, qui s’éloigne… La lycéenne fronça les sourcils, puis se dirigea brutalement vers Lizzie. Sans lui laisser le temps de réagir, elle lui planta un long baiser sur les lèvres. Quand elle se détacha d’elle, elle ne remarqua pas l’air stupéfait de Lizzie, toute à sa réflexion. 
-                Hum… Mon cœur s’emballe un peu… Ça voudrait dire que tu me fais de l’effet ? C’est bon signe, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?
-                Qu’est-ce que j’en sais ! répliqua Lizzie, le visage rouge pivoine. Je ne suis tombée amoureuse que deux fois dans ma vie, je suis une novice !
-                Ça tombe bien, moi aussi !
Elle se pencha sur la jeune fille et lui susurra au creux de l’oreille :
-                Alors, Lizbeth, que dirais-tu d’apprendre l’amour avec moi ?

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