Pollux et Jason s’allongèrent sur des divans alors
que des rayons de soleil venaient délicieusement les réchauffer. Des esclaves
vinrent leur apporter des coupes de vin fraîches et des mets raffinés pour
réveilleur leurs palais. Le voyageur se laissa aller goûta aux délices qui s’offraient
à lui. Alors qu’il piochait dans une coupe de figues confites, Jason prit la
parole sur un ton moqueur :
-
Médée t’effraie toujours autant à ce que je vois.
-
J’ignore toujours comment tu as pu te marier avec
elle… Cette femme est plus effroyable que Pluton !
-
Tu risques de vexer le seigneur des enfers, là !
-
Je n’exagère pas !
Jason leva les
yeux au ciel, agacé par tant de peur. Pollux tenta de le mettre en garde.
-
Elle a accompli les pires infamies en ton nom, Jason. Sois
prudent avec elle.
-
Elle ne met plus d’aucune utilité. Aujourd’hui, celle dont
j’ai besoin, c’est Créuse pour pouvoir me hisser au trône de Corinthe. Puis je
prendrai les armes et je mènerai mon armée à Iolcos.
Pollux perçut
toute sa colère dans sa voix, mais jugea sage de ne pas relever. Il observa un
moment cet homme qui avait autrefois mené les Argonautes à la recherche de la
toison d’or pour reprendre le trône d’Iolcos, dérobé par son oncle, Pélias,
alors qu’il lui revenait de droit. Quand ils étaient revenus, la famille de
Jason avait été complètement massacrée sous les ordres de Pélias… Alors
Médée avait agi. Pour venger son aimé, elle avait fait appel à des pouvoirs
maléfiques qui n’avaient fait que noirci un peu son âme de magicienne. Peu à
peu, elle glissait vers le nom de sorcière…
Grâce aux
machinations de Jason et Médée, Pélias périt de la main de ses propres filles.
Puis le regret frappa ce couple et, sous les reproches d’Acaste, cousin de
Jason, ils s’exilèrent en Corinthe. Mais voilà dix années que ces évènements
ont eu lieu. En y réfléchissant, n’était-ce pas seulement un juste retour des
choses ? C’était tout du moins la conclusion à laquelle était arrivé
Jason. Pélias était destiné à mourir de sa main, il n’avait qu’accompli une
simple vengeance, il avait équilibré la balance. Alors, maintenant, il exigeait
son trône. Et pour cela, oui, il allait abandonner Médée et épouser Créuse. Il
s’était servi des femmes durant toute sa vie, pourquoi cela serait-il différent
maintenant ? Seule une chose l’inquiétait, en réalité…
-
Père, père !
Pollux et
Jason se redressèrent vivement à l’entente de cette appellation. Le voyageur
vit avec stupéfaction deux enfants, jeunes et plein de vies, sauter dans les
bras de Jason. Si l’un d’eux souriait avec entrain, l’autre gardait un visage
absolument hermétique. Il se détacha rapidement de son père pour fixer Pollux
de ses orbes brillants. Ce dernier sentit un frisson malsain descendre le long
de sa colonne vertébrale. Il connaissait cette sensation… C’était comme
lorsque Médée plongeait son regard dans le sien…
-
Jason, souffla-t-il, les jambes tremblantes.
Il se heurta
au visage d’un homme comblé. Surpris, il le fixa sans comprendre. Jason, lui,
hissa l’un de ses fils dans ses bras, celui qui souriait avec joie à tout ce
qui l’entourait.
-
Je te présente Merméros et Phérès, très cher ! Ce sont
les enfants que j’ai eu avec Médée.
-
Tu as eu des enfants avec cette folle ?!
Merméros
perdit instantanément son sourire quand il haussa le ton. Il enfouit son visage
dans la tunique de son père alors que des ombres venaient danser dans les yeux
bleus de son frère. Jason, lui, n’en prit pas ombrage.
-
Ne sont-ils pas magnifiques ? Regarde-les, Pollux, voit
leurs visages si tendres. Ils sont ma fierté, ma raison de vivre. Dire qu’ils
seront bientôt princes…
Il baisa les
cheveux clairs de Merméros avec une tendresse infinie et le serra contre sa
large poitrine. Alors qu’il le choyait avec tout son amour paternel, il ne vit
pas Phérès lever une main vers Pollux. Il ne le vit pas tordre sa bouche en un
rictus de mépris et de colère.
-
Ne dites plus jamais du mal de ma génitrice en ma présence,
siffla-t-il d’un voix étrangement grave et basse.
En cet
instant, oui, Pollux eut la confirmation que le sang de Médée coulait dans les
veines de ce gamin. Il n’y avait qu’à voir ses yeux terribles ou ses cheveux
aussi noirs que ceux de sa mère. Ils semblaient renfermer dans leurs fibres la
puissante magie d’Hécate aux trois visages dont Médée était la prêtresse. Par
l’enfer, cet enfant était un monstre engendré par un démon ! Phérès se
détourna de lui, méprisant. Il leva sur son père un masque d’innocence et de
pureté auquel se laissa prendre Jason qui le hissa à son tour dans ses bras
pour lui prodiguer quelques tendresses.
-
Tu sais, Pollux, au départ, je devais être exilé avec Médée,
lui expliqua doucement Jason alors qu’il câlinait ses enfants. Mais j’ai réussi
à négocier avec Créon pour que je sois exempté de peine. Maintenant, il faut
que j’arrive à le convaincre de laisser mes enfants près de moi. Il veut qu’ils
partent avec elle, mais je ne le supporterai pas. Je les aime trop pour les
laisser errer avec cette femme…
Pollux se
garda de toute réponse, remarquant l’éclat sauvage qui brillait dans les yeux
de Phérès. Merméros, lui, jouait tranquillement avec un soldat d’argile, ne
semblant visiblement pas se rendre compte de la situation.
-
Seigneur ! Seigneur !
Une esclave
courait vers eux. Elle s’inclina profondément devant eux, le souffle court.
-
Seigneur Jason, la magicienne vient de perdre connaissance
dans la salle du trône. Nous ne savons que faire.
-
Hé bien ramenez-la à sa chambre ! répliqua le jeune homme
avec agacement. J’ai d’autres chats à fouetter.
-
Vous voulez qu’on la… touche ? glapit la femme d’un air
apeuré.
Jason leva les
yeux au ciel. Mais pourquoi donc tous craignaient-ils Médée à ce point ?
il soupira et fit signe à l’esclave de le précéder.
-
J’y vais, puisque seuls des pleutres vivent sous ce toit.
Quand je serai au pouvoir, je compte bien procéder à certains changements,
ici ! Tiens, Pollux, garde les enfants, veux-tu ! je te rejoins dans
quelques minutes !
Pollux ouvrit
la bouche pour protester, mais Merméros sauta dans ses bras avec joie qui le
rendit muet de stupéfaction. Leur père se pressa à la suite de l’esclave et eut
tôt fait de disparaître de leur champ de vision. Phérès esquissa un petit sourire
et se tourna vers l’ancien Argonaute.
-
Il paraîtrait que vous étiez à bord de l’Argo, vous aussi,
émit-il avec candeur. Je ne pensais pas un jour rencontrer un homme tel que
vous.
-
Père nous a souvent raconté votre histoire ! acquiesça
vivement Merméros.
-
Et comment vous vous êtes servis des pouvoirs de notre mère,
ajouta son frère d’une voix doucereuse.
Pollux ne put
réprimer un frisson. Phérès s’assit sur le divan dans lequel était allongé
Jason un instant plus tôt. Merméros, visiblement plus jeune d’un ou deux ans,
monta sur ses genoux pour se pelotonner contre son frère. Ce dernier invita
l’adulte à s’asseoir en face de lui d’un signe de tête.
-
Racontez-la nous, Seigneur Pollux, votre version de
l’histoire…
Quand Médée
reprit connaissance, elle se trouvait dans sa chambre. Seule. Elle se redressa
péniblement, sonnée. Que s’était-il passé ? Elle se souvenait de s’être
rendue auprès de Créon pour une audience importante, mais… La jeune femme
frissonna alors qu’un sentiment de mal aise s’emparait de son être tout entier.
Incapable de mettre un nom sur la cause de ses sentiments, elle quitta les
draps.
-
Nourrice ! appela-t-elle d’une voix forte.
Une vieille
femme se présenta à elle presque instantanément. Elle s’inclina profondément
devant sa maîtresse qu’elle avait pratiquement élevée. A son départ de
Colchide, elle l’avait tout naturellement suivie. Son dos avait ployé par le
poids des âges, ses capacités s’étaient amenuisées au point de réduire son rôle
à une présence paisible et rassurante. Elle se saisit d’une étoffe moirée dont
elle drapa le corps nu devant elle. Médée se laissa faire, simple poupée
confiante entre les mains de Nérine.
-
Nourrice, murmura-t-elle.
-
Oui, douce enfant ?
Le regard de
la jeune femme était porté au dehors, elle observait avec une attentive
fascination le soleil qui déployait sa lumière divine sur Corinthe.
-
Quel jour sommes-nous ?
-
Aux ides de mars.
-
Je vois… Nourrice…
-
Oui ?
-
Etait-ce un rêve ?
Nérine ne
répondit pas, se contentant d’accrocher une ceinture en tissus autour des
hanches de la magicienne. Ses doigts encore habiles attrapèrent les mèches
noires pour les serrer dans un chignon ouvragé. Médée se sentit vaciller, le
corps douloureux, l’âme souffrant de mille tortures. Elle revoyait Créuse qui
la dominait de toute sa hauteur, son rire satisfait, le triomphe qui faisait
briller ses yeux. Elle la haïssait, et elle lui rendait parfaitement ce
sentiment. Médée sentit un grondement naître dans sa poitrine. Elle émit un
bruit de gorge, un feulement de chat en colère.
Mais le chat
voulait devenir lion…
Brutalement,
la réalité la frappa en plein visage. Sa marque s’imprima violemment dans son
être, jusqu’au plus profond de son âme. Elle planta ses dents dans ses lèvres
pour retenir les gémissements qui menaçaient. Des perles de sang roulèrent
sur son menton. De sa langue, elle goûta le liquide au goût doux amer.
-
Pourquoi… geignit-elle alors que son corps ployait sous la
douleur. Pourquoi… ?
-
Médée… Princesse…
Nérine tenta
de la redresser, mais Médée hurla et se dégagea brutalement. Son chignon
n’était pas encore tout à fait attaché et il se défit alors qu’elle secouait la
tête. Les mèches volèrent, sombres serpents. Ils créèrent un rideau protecteur
sur le visage de Médée, un voile qui dissimulait la vérité à ses yeux. Cette
fragile protection réussit tout de même à cacher les larmes qui mouillaient son
regard. Elle aimait Jason de tout son être… Pour lui, elle avait trahi sa
patrie, son père, elle avait démembré son frère et semé dans sa fuite ses
membres pour ralentir leurs poursuivants. Elle s’était livrée aux plus noirs
sortilèges, elle lui avait donné une famille… Mais, lui, maintenant
qu’elle ne lui était plus utile, s’en allait rejoindre la couche d’une autre
femme ? L’avait-il aimé ne serait-ce qu’un seul instant ? Avait-il
ressenti une quelconque affection à son égard ? Ou n’était-elle à ses yeux
qu’un vulgaire outil, qu’un corps qu’il avait engrossé ?
-
Impardonnable…
La voix avait
la dureté du roc, le tranchant d’un glaive un jour de guerre. Médée redressa son
dos, ses épaules, sa nuque, son menton. Un sourire illuminé vint tordre ses
lèvres alors que ses doigts passaient dans ses cheveux pour les rejeter en
arrière. Nérine se statufia à la vue du visage métamorphosé de sa
maîtresse. Calme, sérénité, même, mais dans son regard se disputaient une vague
lueur de folie et de haine mêlées. Dans quel sombre tourment Médée avait-elle
jetée son âme ? Elle la vit lever une main blanche.
-
Soyez présentes, déesses vengeresses des crimes ! Soyez
présentes, mes sœurs !
Un vent glacé
souleva les tentures pendues aux fenêtres. Nérine vit avec horreur trois formes
vaporeuses tourner autour de sa maîtresse qui riait en tournoyant sur
elle-même, bras grands ouverts, comme pour accueillir ces soudaines
apparitions.
La parole est
aux tragédiens.
Car l’histoire
de Médée vient bel et bien de commencer…
Voici pour la mise en place de l'intrigue et de la plupart des personnages ! La suite est à venir bientôt !
Marine Lafontaine
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