Créon s’était
douté que sa conversation avec Egée serait houleuse. Celui-ci, en effet,
n’apprécia guère que sa fiancée lui soit enlevée par un autre homme.
-
Je gouverne Athènes. Vous ne pourriez pas trouver meilleur
parti pour votre fille ! Elle saura protégée, choyée, chérie, aimée. Elle
mènera une vie que toutes les femmes jalouseront, alors pourquoi lui refuser un
si bel avenir ?
-
Corinthe et Athènes sont en bons termes, admit le père de
Créuse. Vous possédez une cité magnifique, prospère et étendue, Egée. Mais
Créuse aime Jason. Pour cette raison seule, je me dois de refuser votre
proposition.
-
Mais je l’aime également ! Vous préférez confier votre
descendante à ce meurtrier en cavale à moi !
-
Surveillez vos mots, Egée. Jason est un héros de Minerve, un
courageux guerrier qui a triomphé de tous les obstacles et s’est acquitté de sa
quête.
-
Et qui a assassiné son propre oncle.
-
Ce crime n’était pas de son fait. La coupable a été jugée et
condamnée pour cela.
-
La coupable ?
-
Il s’agit de Médée, la princesse de Colchide, une terrible
sorcière. Méfiez-vous en comme de la peste, elle…
-
Elle n’est pas le sujet de cette conversation !
Son
interlocuteur ne répliqua pas, peu désireux d’attiser la colère du monarque.
Créon n’était
pas un mauvais roi, loin de là. Juste et droit, il prenait toujours ses
décisions en suivant sa conscience, après avoir minutieusement pesé le pour et
le contre. Il pensait ne pas avoir fait d’erreur en repoussant Egée, mais il
avait sous-estimé l’amour que celui-ci nourrissait à l’égard de sa fille, un
amour dévorant et obsessionnel.
Un amour de
tragédien…
Médée
s’accouda à son balcon. Bientôt, elle s’en irait… Son départ était prévu pour
le petit jour. Elle allait tout quitter. Son échine se courba, comme trop
lourde, incapable de supporter les souvenirs qui l’encombraient.
-
Abandonnerais-tu ? siffla une voix à son oreille.
La jeune femme
sourit doucement.
-
Moi ? Renoncer ? Réfléchis donc un peu à tes
paroles, Mégère.
La furie de la
Haine, se contentant de la fixer de ses yeux plus noirs que deux puits sans
fond. Sa sœur, Tisiphone, la Vengeance, ria et s’assit avec élégance sur la
rambarde. Les serpents qui perçaient la peau de ses bras sifflèrent et
s’agitèrent sous le menton de Médée qui ne leur accorda pas la moindre
importance.
-
Tu es notre quatrième sœur, Médée, sourit-elle en caressant sa
joue du bout de ses griffes. Ne l’oublie pas.
-
Cela n’arrivera pas, assura la magicienne, le regard dur.
Soyez tranquilles.
Alecto,
l’Implacable, qui se tenait jusqu’alors en retrait, s’avança nonchalamment.
-
Nous attendons ton œuvre avec impatience. Appelle-nous quand
tout sera prêt.
Toutes trois
se volatilisèrent dans un panache de fumée. La princesse de Colchide semblait
sonder les astres nocturnes du regard.
-
La liqueur que j’ai versé dans la boisson d’Egée devrait faire
effet, maintenant… Etonnez-moi, roi d’Athènes, soyez donc un bon petit
pion…
Dire que
Créuse était en colère aurait été un vulgaire euphémisme. Elle était absolument
hors d’elle, elle maudissait les dieux et les hommes d’être la cause de sa
mauvaise fortune. Ce jour aurait dû être le sien, celui où on l’aurait portée
en triomphe, celui où Jason l’aurait fait sienne… Au lieu de ça…
Elle frappa le
plateau de sa coiffeuse dans un geste rageur et darda sur son reflet un regard
haineux. Dans un accès de rage, elle brisa le miroir en jetant sa brosse
dedans. Le verre explosa et les éclats se répandirent à terre.
-
Cette putain de Pluton a tout ruiné… Et ce crétin d’Egée
!
Elle passa une
main tremblante dans sa coiffure défaite. Elle constata avec horreur que du
sang s’écoulait de ses doigts où se dessinaient de fines coupures. Elle se
précipita sur sa cuvette et plongea son membre à l’intérieur. Des volutes
écarlate s’élevèrent dans l’eau pour la teinter d’un rouge clair.
-
Je la hais, cracha-t-elle avec hargne. Par Jupiter, je la
hais… Si seulement elle n’avait jamais existé !
Elle leva
devant elle sa main dégoulinante d’eau et de sang alors qu’un rictus tordait sa
bouche royale. Assises côte à côte, les trois furies dardaient sur elle leurs
regards avides, plus sombres que les Tartares où mille âmes damnées hurleraient
à mort. Créuse se tourna vers elle, sentant leurs présences, mais ne parvenant
à les distinguer de ses yeux de mortelles. Mégère passa une langue fourchue sur
ses lèvres desséchées alors qu’un rire, semblable à un croassement de corbeau,
s’élevait de sa gorge.
-
Cette petite… J’ai envie de la mordre jusqu’au sang.
-
Plus tard, Mégère, souffla Alecto sans cesser de fixer
intensément la princesse. Plus tard…
Elle leva sa
torche d’où émanait une lumière glacée alors qu’un sourire venait étirer sa
bouche, découvrant une rangée de dents pourries, mais terriblement aigues.
-
Soyons patientes… C’est l’heure…
Créuse se
laissa tomber à genoux. Ses ongles peints et taillés raclèrent la pierre du sol
alors qu’un hurlement de rage grondait dans sa poitrine. Mais ce fut un rire
nerveux qui siffla entre ses lèvres. Elle fut très vite interrompue par des
coups frappés à sa porte. La jeune femme leva des yeux fous sur ces battants,
comme s’ils dissimulaient quelque bête affreuse.
-
Qui est-là ? croassa-t-elle d’une voix aigue.
-
Princesse, princesse, ouvrez-moi, je vous en prie… S’il vous
plaît, princesse…
Créuse se
redressa, intriguée et inquiétée par cette voix suppliante. Elle lui était
familière… D’un pas lent, elle se dirigea vers la porte.
Puis elle
l’ouvrit.
Créon fut
brutalement réveillé par deux esclaves qui vinrent le tirer du lit en le
secouant comme s’il n’avait été qu’un vulgaire prunier.
-
Majesté, l’heure est grave !
-
De quoi parlez-vous ? maugréa le roi, encore englué dans
les brumes d’un profond sommeil.
-
Majesté !
L’intéressé se
redressa, interpellé par le ton affolé du nouvel arrivant. Il dévisagea avec
stupéfaction son futur gendre qui n’était vêtu que d’une simple tunique.
-
Jason, mais que faîtes-vous habillé de cette manière ?
balbutia-t-il.
-
Peu importe, Créon ! Il s’est produit une chose
terrible !
-
Comment cela ?
-
Egée… Egée a enlevé Créuse !
Médée avait
été surprise, elle devait l’avouer. Elle ne s’était pas attendu déjà à ce que
Egée agisse aussi vite. De plus, il ne s’était pas contenté de voler un baiser,
une caresse à la princesse.
Non, il se
l’était appropriée toute entière.
La magicienne
se pencha à son balcon pour observer les cavaliers qui fouettaient leurs
montures pour partir à la poursuite de Egée. Parmi eux, elle reconnut Créon et
Jason et un sourire amer naquit sur ses lèvres.
-
Ne devriez-vous pas participer aux recherches, mon cher
Pollux ? lança-t-elle dans le vide, suivant toujours du regard la
cavalcade des cavaliers.
Son
interlocuteur ne répondit pas immédiatement. Il s’avança sur le balcon, dardant
sur Médée son regard sombre.
-
Qu’avez-vous fait à Egée, sorcière ? C’est un roi fort
bon et sage. Jamais il n’aurait commis tel acte de trahison.
-
Il est amoureux, Pollux, soupira la jeune femme d’un air
dramatique. Pouvez-vous le condamner pour cela ?
L’ancien
Argonaute ne répondit pas. En réalité, il connaissait peu de choses à l’amour.
Il avait bien son frère jumeau, Castor, qui demeurait l’être qui chérissait le
plus au monde, mais… Il ignorait tout de qu’on nommait communément la
passion, la passion charnelle, entre deux êtres qu’aucun lien de sang ne
rassemblait.
-
Pollux, j’aurai quelque chose à te proposer.
L’homme ne
réagit pas tout de suite. Il frissonna à peine quand il sentit les doigts
légers de Médée caresser son visage.
-
Tu es un demi-dieu, Pollux, contrairement à ton frère qui n’est
un simple mortel. Quand la mort vous fauchera tous les deux, tu te verras
proposer l’immortalité, mais Castor demeura aux Tartares. Mais je peux le
rendre immortel, j’ai assez de pouvoirs pour accomplir ce miracle. Si tu me
promets de rester en dehors de tout cela, j’accorderai à ton frère
l’immortalité… Ainsi, tu ne seras jamais séparé de lui.
Ô délicieuse
tentatrice… Qu’il aurait aimé glisser ses mains autour de son cou pour le
briser… Mais il était si frêle et ses doigts si énormes qu’il craignait de
ne pas y arriver.
-
Et laisser mourir Jason en contre partie ? siffla Pollux.
Ne te moque pas de moi, sorcière.
-
Fais comme il te chante, souffla doucement Médée. Le sort de
ton frère est entre tes mains…
Elle
s’éloigna, avec cet éclat si particulier dans les yeux, si mauvais, si
ardent… Pollux sentit ses mains trembler. Il les porta à son glaive dont
il serra la garde, comme si ce simple geste suffirait à le rassurer. Son esprit
tournait et retournait malgré lui les paroles de la sorcière. Leur sens était
limpide, mais il ne parvenait à comprendre…
-
Pollux…
L’homme se
retourna. Il sursauta en apercevant Phérès au centre de la pièce qui l’observait de ses yeux sombres.
-
Pollux, répéta-t-il, j’aimerais te parler de mère.
-
Il est tard, Phérès, répliqua l’intéressé en passant une main
fatiguée sur son visage. Tu devrais retourner te coucher.
-
Ce sont ses paroles qui vous troublent à ce point ?
L’ancien
argonaute se laissa tomber sur le sol, la tête emplie de pensées
contradictoires. La volonté de soutenir Jason, son compagnon et fidèle ami, et
le désir brûlant de pouvoir offrir l’immortalité à son frère le tiraillaient.
Lentement, Phérès vint s’asseoir à ses côtés.
-
Je sais ce que vous ressentez, avoua-t-il.
-
Comment cela ?
-
J’ai reçu de ma mère beaucoup de sa puissance, mais Merméros
semble dénudé de tout talent. A ma mort, je ne sais ce qui m’arrivera, mais je
puis penser qu’on me laissera dormir sous la terre bien longtemps. Quant à mon
frère, on fera peu de cas de sa disparition…
L’enfant se
laissa aller en arrière contre la rambarde de pierre du balcon. Il sourit
douloureusement.
-
Je sais ce que l’avenir nous réserve, je l’ai lu dans les
entrailles de la chouette que ma mère avait tué. Malgré tout, je ne peux
m’empêcher d’aimer mère, Pollux…
-
Que compte-t-elle faire, Phérès ! le pressa l’ancien
argonaute. Je t’en prie, livre-moi ces desseins !
Phérès
esquissa un sourire, laissant paraître ses dents aigues.
-
Non, émit-il d’une voix caressante. Mais il y a autre chose
dont je souhaiterais vous faire part, Pollux…
Egée fut
capturé au petit matin. Créuse avait été jetée en travers d’un cheval, bras
attachés dans le dos, un bâillon sur le bas du visage. Ce fut Jason qui la
trouva. Il s’empressa de la détacher alors que les soldats mettaient le roi
d’Athènes à terre. Le jeune homme délivra la princesse qui, dès qu’elle le put,
se jeta dans ses bras, tremblante. De ses yeux encore écarquillés par la peur
s’écoulaient des larmes.
-
Ô Jason, ô Jason, murmura-t-elle avec fièvre à son oreille. Si
vous saviez combien j’ai eu peur ! Si vous saviez, Jason !
Avec une
tendresse et un naturel qui le surprit lui-même, Jason la serra contre lui. Il
se sentait étrangement… soulagé. Etrangement… heureux… Oui, il devait
l’être puisque Créuse était la pièce maîtresse de son plan. Mais là… non,
il sentait que c’était pour autre chose. C’était plus que son désir de pouvoir.
C’était cette
femme… qui le troublait. Ses bras la serrèrent un peu plus contre son
torse, son nez vint se nicher dans le creux de son cou. Créuse ria un peu,
tendre.
-
Tu me regardes enfin, sourit-elle, émue. C’est la première
fois… J’ai l’impression que c’est la première fois que tu poses tes yeux sur
moi.
Déconcerté par
ses paroles, Jason l’observa avec attention. Il détailla ses yeux immenses et
clairs, sa longue chevelure qui bouclait à son extrémité, son petit nez orné de
tâches de rousseurs, les petites rides autour de ses yeux, vestiges de sourires
tendres.
Créuse, une
femme, un être humain. Oui, une princesse, aussi, mais une femme avant
tout…
-
Ô Créuse… épouse-moi, je t’en supplie…
-
Oui, Jason… Oui, mon mari… mon roi… mon homme…
Elle se pencha
sur lui pour sceller cette promesse d’un fougueux baiser, sous le regard
bienveillant de Créon. Ses yeux aigus ne lui mentaient jamais.
Et ce qu’il
venait de voir dans les yeux de ces deux personnes était clairement de
l’amour…
Nérine tenait
entre ses mains la robe de mariage de Médée. Une splendide parure ornée de
sequins brillants, de voiles vaporeux et de merveilleuses broderies toutes en
finesse. Elle se souvenait encore du jour où Médée avait ouvert le paquet qui
contenait cette merveille. Sa tante la lui avait fait envoyée au palais, alors
que la princesse ne devait être âgé qu’une dizaine d’années. Son regard
émerveillé, son sourire plein de fossettes, son air ravi, elle avait tournoyé
en tenant le vêtement à bout de bras. Même s’il était bien trop grand pour
elle, elle avait insisté pour le porter. Elle pouvait à peine marcher car elle
ne cessait de se prendre les pieds dans la jupe.
La gouvernante
serra la robe contre son cœur. Elle chercha dans ses fibres l’odeur de
l’innocence ancienne, le goût doux amer des rires, fugaces souvenirs d’une
époque heureuse. Quand elle se redressa, elle dut faire face au regard vidé de
tout sentiment de sa maîtresse. Elle avait observé, à l’aide de familiers, la
cavalcade de Jason à la poursuite d’Egée. Elle aussi avait reconnu cette
étincelle si particulière qui allume le regard et le cœur.
-
Donne-moi cette robe, Nérine. Il est enfin temps…
Et voilà, ça commence à devenir intéressant, non ? Pour ceux qui connaissent la légende, vous savez bien évidemment comment va se dérouler la suite. Mais vais-je suivre la voie des tragédiens ? Ou la comédie m'emportera-t-elle sur des chemins plus heureux ? C'est ce que nous verrons ! En attenant, n'hésitez pas à me suivre sur Google + ou sur Facebook pour être au courant de tous les articles, de vous abonner au blog ou de laisser des commentaires pour réagir vis-à-vis de l'article. En vous souhaitant une bonne journée !
Marine Lafontaine