lundi 15 août 2016

CARTE 2, LA MÉMOIRE DU GARDIEN DE PIERRE

   Bien le bonjour, tout le monde !

   Nouveau jour, nouvelle carte, mille nouveaux mots ! J'espère que cela vous plaira !



Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été présent, là, juste ici. Je ne pense pas avoir un jour été ailleurs. Je suis perché ici, entre ciel et terre, dans ce paysage inaliénable, dans cette grotte emplie de mystères qu’aucun esprit n’est en mesure de comprendre. Oui, c’est là que je demeure, c’est de là que mes yeux scrutent ce qu’ils peuvent embrasser. J’ai un champ de vision limité, par ailleurs, mais cela ne me gêne pas. Je n’ai rien connu d’autre, je ne peux pas imaginer que l’ailleurs soit autre.

Pourtant, je sais pertinemment que ce n’est pas le cas. Pour la bonne raison que le lieu que je garde est un passage. Il s’agit d’un pont en pierre qui enjambe une rivière toute sinueuse qui coule dans une gorge étroite. Ce défilé s’élargit au bout d’un moment, comme s’il ouvrait les bras pour accueillir l’immensité du ciel dans toute sa bleutée étincelante. A cet endroit, l’eau bouillonne et gronde, comme un animal en colère. Je crois qu’elle s’abat alors sur le monde, oui, ça doit être cela. Elle tombe, elle tombe, mais j’ignore où elle s’écrase. Ça me rend un peu triste.

L’entrée du pont est toujours baignée de lumière, alors que l’autre côté est plongé dans de perpétuelles ténèbres. C’est un humain, un jour, qui l’a bâti. Il n’a utilisé aucun outil, aucune technique manuelle. Il s’est tenu un moment là, debout, immobile. Il était vêtu d’un ample vêtement blanc décoré de broderies d’une complexité retorse. Alors, les pierres ont bougé autour de lui. Elles se sont arrachées à la lumière et se sont docilement assemblées devant lui en un ballet absolument fascinant.

Quand l’édifice fut achevé, l’homme a pris une profonde inspiration, un sourire douloureux sur les lèvres, comme si ce qu’il venait d’accomplir lui coûtait. Il s’est tourné vers la lumière et une femme est apparue. Jamais je n’avais vu si belle créature. Elle allait simplement vêtue d’un drap bleu, bleu comme les cieux. On devinait sous les plis du vêtement un ventre à la peau tendue, comme si elle avançait avec un fardeau dans elle-même. Son pas était lent, léger, presque comme si elle flottait. Son visage n’exprimait rien, mais ses cheveux, d’un roux merveilleux, semblaient gonfler sous la tristesse.

Quand elle posa un pied sur le pont, les cristaux rouges, qui se dissimulaient dans les ombres de la grotte, se mirent à émettre une douce lueur, embrasant la chevelure de l’étrange enfant. Comme s’ils saluaient sa venue, l’invitaient à avancer, à marcher plus en avant dans le noir. Ils vibraient au contact de sa seule présence. Cette vue arracha un sanglot à l’homme et un triste sourire à la femme. Ils joignirent alors leurs mains étroitement avant de se mettre doucement en route. Pas après pas, ils quittèrent la lumière pour se perdre dans l’ombre. Au bout d’un long moment, la femme retira sa main. Il essaya de la retenir, mais elle refusa de se laisser attraper. Son visage était doux, maintenant, incroyablement beau. Elle lui sourit, simplement, gentiment, puis disparut dans la nuit. Quand elle fut absorbée par le noir, tous les cristaux s’éteignirent en pleurant.

L’homme demeura un instant immobile, hébété, stupide. Quand il tourna les talons, ce fut pour marcher d’un pas vacillant. On aurait dit que son âme avait délaissé son corps pour voguer sur les pas de sa compagne. Quand il se tint au milieu du pont, il s’arrêta, les yeux écarquillés. Le son de sa respiration erratique et les battements douloureux de son cœur effacèrent le bruit provoqué par l’eau qui chute.

Il laissa le vide le cueillir. Il fut aspiré par la rivière et disparut de mon champ de vision. Il est sûrement parti avec l’eau. Je ne l’ai jamais revu, pas plus que la femme. Ce jour-là, ils sont tous les deux apparus, surgissant de nulle part, avant de disparaître tout aussi vite de mon existence. La seule trace qui demeura de leur passage fut ce pont qui, aujourd’hui encore, relie la lumière et l’obscurité. Aucun autre être humain ne vint me tirer de la solitude dans laquelle ces deux-là m’avaient impitoyablement plongé. Je ne compris jamais ce sentiment, mais je sus instinctivement qu’il avait un lien avec ces deux-là. Etait-ce leur douleur qui me tourmentait ou leur amour ? Je ne saurais le dire. Mais, durant les siècles qui suivirent leur mystérieuse apparition, je me sentis incroyablement… seul.

Puis, un jour, un jour comme tous les autres, le son d’un pas me tira de ma léthargie. J’écarquillais mes sens pour pouvoir capter le moindre bruit, la moindre fragrance, le moindre mouvement, la moindre ondulation dans l’air. Pour la première fois depuis jamais, je ressentis de l’excitation. Cette fois-ci, ce fut des ténèbres qu’émergea une forme. Une forme humanoïde, tranquille et immense. A son approche, les cristaux s’éveillèrent et se mirent à chanter de toute leur lumière. 

Et il apparut. Il s’agissait d’un homme. Je sus tout de suite qu’il était le fils de cette créature enchanteresse car il possédait sa chevelure. Il s’arrêta à la vue du jour et porta une main à ses yeux pour les ombrager. Il avait une peau incroyablement pâle, presque translucide, une peau qui ne connaissait pas le soleil ou le vent. Une peau de mort. Un sourire tendre dévoila ses dents et fit bouger l’entièreté de son visage. C’était amusant de voir comment cet exercice pouvait métamorphoser ses traits.

Avec une assurance ridicule qui tenait de l’adorable, il s’engagea sur le pont. Là où son père avait chu, comme s’il le pressentait à travers les âges, il s’arrêta un instant, comme surpris. Puis il secoua la tête et se détourna de la réminiscence d’une mort sûrement dénuée de sens à ses yeux. Il continua de marcher. Quand il fut arrivé au bout, il se retourna une dernière fois pour scruter les ombres dont il était issu. Il serait certainement un fléau pour les hommes, à moins qu’il n’en devienne le dieu ? J’étais curieux.  

Je le suivis.     

Marine Lafontaine 

Aucun commentaire: