lundi 1 mai 2017

CARTE DIXIT PAR ETIENNE

   Bien le bonjour, tout le monde !

   Le phénomène Dixit a séduit une nouvelle personne ! Etienne s'est frotté lui aussi au défi et, ma foi, il l'a relevé avec virtuose. La carte tirée au hasard a été choisie dans l'extension Day Dreams. Sans rien ajouter, je vous laisse profiter une nouvelle fois de la plume envolée et délicate d'Etienne


Une autre vie
 



   Elle emménage dans une maison qui n’existe pas vraiment. Ce n’est pas grave ; c’est ici qu’elle se sent bien. Qu’importe les parois en verre opaque, les portes massives à l’odeur de forêt ou le feu continuel dans la cheminée qui menace de tout brûler. Elle a construit cette maison, l’a rêvée, achetée, décorée : c’est une appropriation de son intériorité.

   Elle vit seule. Ses amis viennent souvent lui rendre visite, mangent sur la table cotonneuse, trouvent l’endroit étrange mais sont attristés lorsqu’ils doivent le quitter, comme s’ils respiraient le sulfure de l’espace créé par une interaction inconnue et que cela massait leurs corps endoloris. 
 
   Un jour, elle découvre dans son grenier, tout en ombres tordues, un carton de déménagement qu’elle a oublié de déballer. La poussière s’agite, tel un tapis de termites, lorsqu’elle souffle dessus pour lire l’inscription : Divers. Du marqueur noir, c’est son écriture, elle avait oublié, ces boucles, ces bâtons : c’est elle. Depuis combien de temps n’a-t-elle plus tracé d’arabesques de sa propre main ? Une vague l’opprime soudain, la brutalité d’une rencontre avec soi ; elle se redécouvre en déchiffrant son écriture en segments, presque géométrique. Et la larme qui pousse dans son œil, elle ne peut l’empêcher de se semer entre les lattes en bois du sol gris.
 
   Elle retourne dans le grenier le lendemain. Cette fois, elle déchire l’adhésif, écarte les rabats, dévoile le contenu du carton. Rien d’intéressant. Elle reste indifférente aux objets qu’elle sort un à un, des reliques qui ne lui évoquent plus aucun lien avec sa vie, une robe, un fer à repasser, trois livres achetés sur une brocante. Aucune émotion ne se produit ; pourtant, elle avait peur. Elle contemple son écriture au marqueur, mais la crise est passée, cathartique, et, malgré un pincement douloureux au cœur, elle n’a plus envie de pleurer.
 
   Avec précautions, elle descend le carton à la cave.
 
   Elle veut le mettre dans un coin, il sera plus à sa place au sous-sol qu’au grenier. C’est en le poussant pour le ranger qu’elle heurte avec ses pieds quelque chose de dur au sol qui la fait trébucher. Alors qu’elle dégage, en frottant de sa manche, l’épaisse saleté, elle dévoile une poignée rouillée qui colore sa paume de rouge lorsqu’elle l’effleure. Une trappe. 
 
   Elle agrippe la poignée, ses mains moites glissent, la sueur lui fait une deuxième peau, pellicule salée. Enfin ça se soulève, à contrecœur ; elle peut regarder dedans, c’est noir, il fait noir, un noir presque trop noir, et la lumière de la cave s’infiltre puis éclate en particules dorées, des petites étincelles si fugitives que l’œil a du mal à les saisir. A force de fixer ce vide dense, elle distingue des mouvements, avec horreur elle pense d’abord à des anguilles, mais non, c’est blanc, ça tranche avec l’obscurité, et bientôt elle constate que cette blancheur irradie, comble les ombres. Ce sont des plumes. En suspension, elles se déplacent dans l’espace aux contours indéterminés, comme des poissons sans bocal. Leur calme agitation possède une grâce aseptisée. Sans réfléchir, elle s’allonge sur le sol dur du sous-sol et tend un bras aveugle pour attraper une de ces choses fragiles. Elle palpe sans rien voir, palpe du vide, palpe l’air sans chaleur, ça lui file entre les doigts, mais elle ne se décourage pas, c’est son objectif maintenant, sa motivation unique, elle ne partira pas sans en avoir remonté une à la surface. Elle y parvient finalement, crie de surprise et de joie : dans sa main se trouve une plume à la pointe assombrie par de l’encre. 
 
   Elle comprend vite que ces restes ornithologiques possèdent une sublime puissance. Chaque jour, elle descend à la cave, pêche une plume à l’aveuglette et, chaque jour, elle applique le liquide foncé qui en goutte sur une feuille vierge. De cette façon, elle peut décider des images qui agrémenteront son sommeil et ses nuits. Ce qu’elle écrit devient ce qu’elle rêve. Une plume ne s’utilise qu’une fois ; ensuite, elle se change en cendre. Elle n’est pas étonnée plus que cela de ce pouvoir –après tout, elle habite une maison qui n’existe pas vraiment. 
 
   Elle passe de plus en plus de temps à dormir. C’est si plaisant de plonger dans ce monde inconscient lorsque l’on sait ce qui nous y attend : pas de cauchemars, pas de monstres, pas de mort ni de pleurs, seulement le soleil, un pré, les rires et les jeux. Peu à peu, elle oublie de se faire à manger, ne reçoit plus personne. Elle est trop occupée, elle doit écrire, puis rêver ce qu’elle a écrit, puis écrire, puis rêver ce qu’elle a écrit, dans une boucle sans fin qui la charme. Les retours au réel se font de plus en plus douloureux, tout est gris et fade lorsqu’elle est éveillée, et comme le nombre de plumes ne semble pas diminuer dans la trappe, elle n’a aucune raison de s’arrêter, aucune raison de préférer le ciel du dehors à celui de son sommeil. 
 
   Sa maison qui n’existe pas vraiment s’écroule peu à peu sans qu’elle ne s’en rende compte.
 
   Lorsqu’elle dort, elle retrouve sa fille, se promène avec, l’accompagne au bord de la plage ou bien dans une randonnée à travers bois, lui fait prendre un bain, l’habille, caresse sa joue à la douceur de rose. Lorsque l’illusion se dissipe au lever du jour, elle trouve cela horriblement cruel. Selon ce qu’elle écrit, sa fille a six, dix-neuf ou même trente ans. La possibilité des situations est infinie, mais celle qu’elle rédige le plus souvent est simple : c’est le soir, elle borde Sarah et s’allonge contre son corps chaud, la serre entre ses bras, lui dit qu’elle l’aime. Et sa fille lui sourit en retour.
 
   Elle ne fait plus que dormir. Dans son repos douceâtre, Sarah est encore vivante, elle peut la retrouver, l’entendre, la toucher, la sentir. Elle ne veut plus jamais se réveiller.
 
   Dans un flot de larmes sucrées, sa maison est emportée et les plumes disparaissent.


Etienne

PS de Marine : Voilà un texte de mille mots fort en émotions. Quand je l'ai découvert, j'étais soufflée par la beauté du style et des images qui naissent avec une simplicité douloureuse. J'espère que cela vous a plu également. Et si tel est le cas, n'hésitez pas à laisser un petit commentaire afin qu'il revienne écrire sur le blog. 


marine.lafontaine@gmail.com

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Très beau texte, il m'a beaucoup touché ! J'espère qu'Etienne nous ravira avec d'autres histoires de ce style.