lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 16

Scène de bijou






Lizzie pianotait sur son clavier, l’air extrêmement concentrée sur son travail. Au bout de quelques minutes, elle s’arrêta et se laissa aller sur sa chaise alors qu’un mal de crâne venait enferrer sa tête dans un étau.
-                Et ce dossier est encore loin d’être terminé, soupira-t-elle, dépitée.
Elle saisit son ordinateur portable pour le déposer sur la chaise où elle était assise. Silencieusement, elle s’assit sur le lit de Gabrielle et détailla une fois encore son visage endormi dont elle connaissait tous les secrets dorénavant, jusqu’au petit bouton au coin du sourcil. 
-                Désolée, sourit tendrement la jeune femme, j’ai ramené du travail à la maison. Mais, si je voulais passer un peu de temps avec toi, je ne pouvais pas faire autrement.
Maison… Un foyer, cette chambre froide ? Lizzie la haïssait de tout son être, cette chambre. Mais, une fois installée auprès de Gabrielle, une fois qu’elle s’était assurée qu’elle vivait toujours, Lizzie se sentait bien. C’était là, chez elle, contre sa peau chaude… Tant que Gab’ vivra, ça ira… Cette phrase, devenue litanie, était sa raison de vivre. Pour voir un jour Gabrielle s’éveiller. Pouvoir lui sourire, l’embrasser, l’aimer, pouvoir l’emmener loin de cet hôpital pour visiter le monde entier, s’isoler, se reclure et vivre ensemble, s’aimer encore et ne jamais penser au lendemain, oui, s’aimer, vivre.
-                Je t’aime tant, chuchota la jeune femme.
Une faible pression au niveau de son poignet la fit sursauter, mais elle se reprit bien vite. Combien de fois avait-elle rêvé que Gabrielle lui prenait la main ? Combien de fois avait-elle supplié le ciel pour qu’elle ouvre les yeux ?
-                Tu sais, lui raconta-t-elle en se redressant, une petit sourire aux lèvres, j’ai parlé avec Ael au téléphone. Il m’a raconté quelques petites anecdotes sur toi, du temps où il t’avait revue à Honeda. Tu étais en formation en médecine, c’est ça ? Je te verrais bien en infirmière, la taquina-t-elle. Excuse-moi, je m’égare… 
Lizzie se mit à rire à cette idée. Elle tira de la poche de sa veste un croquis plié en quatre qu’elle détailla un moment.
-                Ce dessin, Cinaed me l’a fait pour mon anniversaire, il y a deux ans. Il t’a dessinée selon ses souvenirs. J’ai beaucoup pleuré, ce jour-là… Ael m’a dit que tu étais tombée dans le coma deux jours plus tard. Je l’ai remercié, il a veillé sur toi tout ce temps sans faillir. Tu sais ce qu’il m’a raconté, aussi ? reprit la dirigeante de l’anti-brigade en s’installant plus confortablement sur le lit. Une fois, alors que vous vous promeniez, tu as aperçu une fontaine et tu t’es jetée dedans. Si, si, je t’assure ! Et en plus, tu l’as forcé à te suivre, le pauvre ! Me le raconter ça l’a fait rire, je pouvais sentir la chaleur de ton rire à travers le sien, c’était tout doux… 
Lizzie sourit tendrement à son aimée alors que des larmes perlaient sur ses joues.
-                Oh, Gabrielle, mon ange, reviens… 

-                AEEEEEL !
Le garçon s’abaissa juste à temps pour recevoir Julie et Gof dans ses bras. Les deux enfants se serrèrent contre lui en pleurant de joie et en riant. Bientôt, le jeune homme fut entouré de pensionnaires enthousiastes qui l’accueillaient avec des sourires sincères. Greuz le fixa avec étonnement, puis secoua la tête en soupirant.
-                Tu n’écoutes jamais ce qu’on te dit, hein ?
-                Désolé, Greuz, mais ne t’en fais pas, je suis libre, moi aussi, lui sourit Ael.
-                J’espère bien.
-                Ael !
Siméon sauta également dans les bras du jeune homme. Cinaed, un peu plus loin, observait la scène sans rien dire, mais on pouvait sentir son agacement, surtout quand les pensionnaires restaient trop longtemps collés dans les bras de son Ael. Azela le remarqua et lui donna un petit coup de coude en souriant.
-                Allons, calme. Si je devais être comme toi à chaque fois, Nat’ n’en verrait pas le bout, crois-m… Isabelle, retire tes sales pattes de Nathanaël ! hurla-t-elle soudainement.
-                Tu disais ? railla le dessinateur.
-                Ouais, bon… 
Nathanaël haussa un sourcil à la vue de la mine boudeuse de sa chérie. Il finit par hausser les épaules et continua à discuter avec Isabelle.
-                Tu es sûr que ça ne te dérange  pas ? répéta-t-il. Je ne voudrais pas te priver !
-                C’est bon, ne t’en fais pas, je n’avais pas l’intention de partir dans les prochains jours, répondit la femme en souriant. Je suis sûr que ça fera très plaisir à Azela.
-                Je verrai bien… 
-                C’est pour quand ?
-                Demain soir, j’espère.
Cinaed finit par extirper son amant de sa foule d’amis en le tirant à lui, possessif. Plusieurs anciens pensionnaires dénotèrent sa carrure, puis les mains agrippées aux bras de leur ami.
-                C’est lui ! s’exclama Siméon avec enthousiasme, surprenant tout le monde. Dis, j’ai raison, Ael, c’est lui, hein ?
-                Lui, qui ? grogna Cinaed.
-                Rien du tout ! coupa brusquement Ael, les joues rougies par la gêne. Je vais rendre visite aux autres !
Il voulut quitter la pièce, mais Julie et Gof refusèrent de le lâcher. Finalement, le jeune homme dut se résigner à partir avec eux. Il en tenait chacun un par la main, alors que Cinaed le suivait quelques pas en arrière.
-                Je te préviens, on n’en adopte aucun ! signala le dessinateur.
-                OK, je prends les deux, alors !
-                Ael !
Cinaed croisa le regard taquin de son amant et soupira. Puis il remarqua qu’ils empruntaient les couloirs qui menaient aux geôles.
-                Pourquoi retourner là-bas ? demanda-t-il d’une voix mal assurée. Je n’aime pas vraiment les agents… 
-                Ils sont emprisonnés et je suis des leurs, répliqua Ael. Je veux savoir comment ils vont.
-                Ouais, mais… 
Mais Ael ne l’écoutait déjà plus. Quand il entra parmi les cellules, des cris fusèrent. Julie et Gof, apeurés, se collèrent à lui, mais le jeune homme les rassura d’une caresse.
-                Cassez-vous, les hybrides ! éructait-on de toutes parts.
-                Allez montrer vos sales gueules ailleurs !
-                Dégagez !
-                Monstres !
-                Ael, chuchota Gof, les larmes aux yeux.
-                Ne les écoute pas, mon grand, lui sourit Ael alors qu’il le soulevait pour le caler contre lui et l’entourer de ses bras protecteurs. Tout va bien, ils mentent. Cin’, tu peux t’occuper de Julie ?
-                Quoi ? Moi ? Mais… !
-                Allez, s’il te plaît !
Maladroitement, Cinaed prit Julie dans les bras à son tour. La petite, terrifiée, se colla à lui et enfouit son visage dans son cou. Ael se tourna vers lui.
-                Je dois leur parler, Cin’, mais je préférais que les enfants sortent.
-                Je ne vais pas te laisser seul avec ces tarés !
-                Vos présences les énervent. Je ne serai pas long, c’est promis.
-                … Très bien, céda Cinaed.
-                Merci. Je te les confie.
Ael eut toutes les peines du monde à détacher Gof de ses vêtements. Finalement, le dessinateur souleva les deux enfants qu’il cala contre lui avant de sortir. Après son départ, les agents se calmèrent peu à peu.
-                On peut savoir ce que tu fous là, tapette ? cracha Eyck dans sa direction. Que les abominations de la nature restent entre elles et laissent les gens sains d’esprit entre eux. Les pédés n’ont pas leur place ici.
Beaucoup l’approuvèrent, mais certains gardèrent le silence. Aucune voix ne s’éleva pour défendre Ael. Ce dernier s’approcha de la cellule où se trouvait Edda. La jeune femme se redressa à son approche, un sourire triste sur les lèvres.
-                On dirait que tu vas bien, constata-t-elle.
-                Toi, tu as maigri, par contre… 
-                Je m’ennuie comme un rat mort, là-dedans !
-                Je trouverai un moyen de vous faire libérer, je te le promets, Edda. Je convaincrai Lizzie de vous laisser sortir.
-                Lizzie ? L’hybride noire ?
-                Oui.
-                Je vois. Et le beau gosse qui t’accompagnait ? Hybride aussi ?
-                Arrête de les appeler comme ça, ils sont bien plus humains que certains d’entre nous.
Edda demeura un moment silencieuse, troublée. Finalement, un soupir lui échappa.
-                Je sais, excuse-moi, c’est une mauvaise habitude. Beaucoup d’entre eux nous haïssent, mais certains, comme Julie et Gof, par exemple, sont venus me voir pour prendre de mes nouvelles et babiller comme de vrais gamins. C’est de leur âge, je suppose.
-                Je te ferai sortir, Edda.
-                Merci, mon grand, mais soucie-toi de toi en premier lieu.
Elle s’approcha de la grille, soucieuse.
-                On trouvera une solution, lui murmura-t-elle. Mais tu dois aussi penser à toi et ton à bonheur.
-                Je ne peux pas être heureux, pas tant que… 
Ael n’acheva pas sa phrase, la gorge nouée. Edda passa ses bras à travers les barreaux pour lui caresser la joue.
-                Courage, murmura-t-elle. Tu n’as eu aucune nouvelle depuis ?
-                Aucune. J’ignore où il est passé et madame Arra n’a pas encore réussi à sentir ne serait-ce que sa présence… Je suis si inquiet…
-                Tu le connais aussi bien que moi, Ael, c’est un débrouillard, tenta de le rassurer Edda… Il ne fait pas super chaud, tout à coup ?
Ael sursauta. En effet, la température était brutalement montée de plusieurs degrés.
-                Cinaed, tes flammes ! cria-t-il à travers le couloir, sourcils froncés.
Il sursauta en croisant le regard sévère de son amant. Il ne l’avait pas entendu revenir ! Edda, judicieusement, recula au fond de sa cellule.
-                T’es trop long, grogna le dessinateur.
-                Je parlais juste à Edda, répliqua le jeune homme. Je n’allais pas tarder à venir.
-                Hum…
-                Il m’a l’air possessif, ton hyb… heu, homme, se reprit de justesse l’italienne.
-                Elle me veut quoi, l’humaine ? grogna Cinaed.
-                Rien du tout, je te l’assure ! s’empressa de répondre Edda… Tiens, il est où, Ael ?
Le garçon s’était éclipsé pour prendre des nouvelles de Thérèse et quelques autres agents. Le dessinateur, contrarié, le suivit sans rien dire. Quand ils sortirent des geôles, une jeune femme blonde les attendait près des portes. 
-                Madame Arra, la salua Ael.
-                Ael, ça fait plaisir de te revoir ! Et qui est ce charmant garçon ? 
-                Cinaed.
-                Hum, je vois. Puis-je te parler un moment, Ael ? Tu pourras rejoindre Cinaed après !
-                Je vous suis.
Cinaed voulut protester, mais un regard de l’ex-agent l’en dissuada. Surpris, le dessinateur n’insista pas. En réalité, la discussion entre Ael et Anaïs Arra fut très brève, mais il refusa d’en parler avec son amant, visiblement préoccupé. Il eut un sourire crispé quand les enfants le réclamèrent pour jouer.   
-                Désolé, je suis fatigué, leur confia-t-il. Peut-être tout à l’heure, d’accord ?
Julie et Gof firent la moue, attristés, mais, comme tout enfant qui se respecte, ils passèrent vite à autre chose.
-                Ça ne va pas ? s’inquiéta Cinaed alors que les enfants s’éloignaient.
-                Ça va, démentit le garçon. Je suis… fatigué… 
-                Ne te fiche pas de moi, tu es pâle comme un mort ! Que t’a dis cette Anaïs pour te mettre dans un état pareil ?
-                Cin’, je refuse d’en parler. Si tu insistes, je ne m’approcherai plus jamais de toi.
Le dessinateur s’arrêta, choqué par cette menace. Puis il croisa le regard amusé de son amant et se rembrunit. Il se jouait de lui, là, non ?  
-                Ael, Cinaed !
Ils se retournèrent pour accueillir Azela. La jeune femme leur servit un grand sourire.
-                Je cherche Nat’, leur avoua-t-elle. Il m’a dit de le retrouver, mais où, aucune idée, il ne répond pas à mes textos.
-                Essaie du côté du parking, suggéra Cinaed. J’ai cru le voir par là-bas.
-                Super, merci !
Ael se tourna vers son amant, interrogateur.
-                Le parking ?
-                C’est une surprise, sourit Cinaed.

En effet, quand Azela arriva au milieu des voitures, elle repéra son homme qui l’attendait. Il la prit par la main et lui déclara, un large sourire aux lèvres.
-                J’ai une grande proposition à te faire.
-                Ah oui ?
-                Isabelle a accepté de nous prêter son camping-car… Ça te dirait de partir, ce week-end ? A la mer, à la montagne, comme tu veux. Mais qu’on se fasse un week-end, rien qu’à deux, loin… 
Plus que ravie, Azela se serra contre son amoureux et lui vola un délicieux baiser.
-                Ce sera avec plaisir, très cher, accepta-t-elle. Mais, reprit-elle, inquiète, tu crois qu’on peut laisser les autres comme ça ? Lizzie est encore toute secouée par l’hospitalisation de Gab’ et… 
-                Laisse-les faire, sourit-il tranquillement Je suis sûr qu’ils sauront se débrouiller sans notre aide, mon cœur. J’ai envie qu’on soit entre nous.
-                … Alors, je ne vois pas ce qui nous empêcher d’y aller.
Nathanaël la serra contre lui, un sourire niais plaqué sur les lèvres. Comme dans tous les couples, lui et Azela avaient des hauts et des bas, des disputes parfois violentes, mais ils arrivaient toujours à trouver un terrain d’entente. Ensemble, ils avaient pu traverser de terribles épreuves en s’épaulant mutuellement. Aujourd’hui, Nathanaël n’imaginait pas sa vie sans la jeune femme. Il avait mis du temps à la séduire, elle, si méfiante, si triste. Elle avait un sourire qui le retournait, un sourire qui le remuait de l’intérieur. Quand elle partait en mission, il se surprenait à maudire Lizzie de mettre en danger la femme qu’il aimait. Il savait qu’il tuerait de nouveau pour elle, oui, il se savait prêt à couvrir ses doigts de sang pour elle. Encore… Il frissonna alors qu’il la serrait contre lui.  
-                Nat’ ? murmura Azela, surprise par la force de cette étreinte.
Elle sentait son corps se presser contre le sien dans une attitude protectrice. Doucement, elle noua ses bras autour de son torse, la joue posée sur ses cheveux. Elle s’amusait à les voir bouger sous son souffle.
-                Tout va bien, Nathanaël, mon amour, je suis avec toi…
Il arrivait parfois à son homme d’avoir peur, brusquement, sans raison apparente. Elle comprenait car il lui arrivait aussi de ressentir cette pulsion, cette envie de le garder contre son sein, de l’enlacer pour qu’il reste dans ses bras. Lentement, ils se détachèrent l’un de l’autre et elle ancra ses yeux dans les siens. Nul besoin de parole, leur regard brûlant valait toutes les déclarations du monde. Finalement, elle se mit sur la pointe des pieds pour baiser tendrement son front.
-                Viens, souffla-t-elle. Allons dire au revoir à nos amis avant de partir.

Ael était songeur quand Nathanaël vint le trouver. Ce dernier, intrigué par l’attitude rêveuse de son ami, vint s’asseoir près de lui.
-                Ça ne va pas ? demanda-t-il.
Ael sursauta. Il jeta un regard méfiant au frère de Marielle, puis sembla se détendre et déclara :
-                Ça va, c’est juste un coup de fatigue. Tu ne devrais pas être parti, au fait ?
-                Si, si, mais j’avais envie de te voir avant d’y aller. Tu ne vas pas me reprocher ça, tout de même !
-                Loin de moi cette idée.
-                Hum… 
Ils restèrent un moment silencieux, assis l’un à côté de l’autre, à observer le mur qui leur faisait face. Puis la voix de Nathanaël s’éleva, rêveuse :
-                Une fois les derniers groupuscules de la brigade écrasés, l’anti-brigade sera dissoute. Et alors on sera véritablement libre, libre de voyager sans avoir peur de rien… 
-                La brigade n’a jamais voulu causer de préjudices à ses pensionnaires, Nat’, chuchota Ael. On a voulu leur offrir une vie où ils se sentiraient bien.
-                Les exclure de la société n’est pas la bonne méthode, alors. Tu le sais pourtant, non ?
-                Hn… 
-                Regarde Cinaed ! Il a été accepté par la société, il y travaille, il y vit normalement. Comme un simple humain…
-                … Elle a accepté Cinaed le dessinateur, serait-elle capable d’adopter le jeteur de flammes ?
-                Ça, si tu veux mon avis, il s’en fiche comme de sa première chaussette. On n’a pas besoin que la société nous accepte, tant que ceux qui comptent à nos yeux sont là pour nous.
-                Hum, tu as peut-être raison.
-                Evidemment ! Bon, je vais te laisser, Azela doit m’attendre. Appelle-moi si tu as envie de parler.
-                Ce serait gâcher votre week-end en amoureux !
-                Peut-être, mais je te connais, Ael. Tu ne vas pas bien, là. Alors, quand tu seras décidé à en parler, appelle.
Un sursaut douloureux traversa le cœur d’Ael. Il hocha tristement la tête, de peur que sa voix le trahisse. Les deux amis se serrèrent l’un contre l’autre.
Une demi-heure plus tard, Nathanaël et Azela roulaient à vive allure sur l’autoroute avec Jean-Jacques Goldman à la radio et des étoiles plein les yeux.

Lizzie ouvrit doucement les yeux. Hum ? Où était-elle ? Elle se redressa doucement. Les bips réguliers d’une machine lui indiquèrent qu’elle se trouvait encore dans la chambre de Gabrielle. Elle se rappela alors que les infirmières lui avaient mis un lit à disposition pour qu’elle puisse se reposer, après avoir essayé de la déloger sans succès.
-                Bonjour, Gab’, la salua-t-elle en s’asseyant près d’elle. Bien dormi ?
La jeune femme déposa un baiser sur la joue de sa compagne, geste qu’elle avait pris l’habitude d’accomplir jour après jour. Une odeur médicamenteuse s’engouffra dans ses narines, l’ancrant dans la dure réalité.
-                Dis, Gab’, tu sais qu’aujourd’hui, c’est mardi gras ? Les gens vont se gaver de crêpes, aujourd’hui. Tu te rappelles, une fois, tu m’en avais fait. On était dans la cuisine, dans cette grande maison qui était la mienne à Honeda… Tu as étalé de la farine partout sur le plan de travail, tu en avais même dans les cheveux. Je me suis moquée et tu as ri. Comme tu étais belle à ce moment-là. Comme tu rayonnais, vivante, belle et ouverte. Non… même là, tu es belle. Même au fond de ce lit, avec cet affreux pyjama et ce tuyau dans le cou… 
Lizzie ferma les yeux, comme pour mieux s’imprégner de ce souvenir. Un soupir d’aise franchit la barrière de ses lèvres.
-                Comme j’aurais aimé te le chuchoter plus souvent… Je t’aime, Gabrielle.
Les rais indolents d’un soleil émergeant d’un sommeil profond vinrent s’étirer dans la chambre et réchauffer le cœur glacé de la jeune femme. Les rayons jouaient sur la peau de Gabrielle, la colorant de touches éclatantes et de nuances plus douces. Un vent frais vint soulever mollement les rideaux et pénétra la pièce par le fenêtre ouverte. Tout était à la paresse, le temps lui-même ne semblait pas vouloir se presser. Lizzie s’allongea dans le lit et se pelotonna contre son aimée tout en prenant garde aux fils qui la maintenaient en vie, ses mains à l’extérieur du lit.
-                Il est encore tôt, ça ne te dérange pas que je dorme avec toi ?
Joueuse, elle lui vola un baiser. Ce contact raviva sa douleur et elle se recroquevilla sur elle-même.
-                Comme c’est pathétique… J’espère que tu m’entends, Gab’, et que tu te bats. Bats-toi pour moi, mon ange, bats-toi pour nous, pour que ce nous prenne un jour un sens. Parce que, sans toi, tout ça me paraît stupidement vide de sens.

Cinaed avait travaillé toute l’après-midi sur une série de planches qu’il devait rendre à la fin de la semaine. Finalement satisfait des dessins fournis, il se laissa aller contre le dossier de sa chaise de travail.
-                Je suis crevé, murmura-t-il. Je rentre.
Il salua ses collègues qui lui répondirent joyeusement.
-                Vous avez l’air de bien bonne humeur, souligna-t-il.
-                Mardi gras ! lui sourit Julie, une jeune femme qui l’aidait dans le scénario de ses BD. Tu vas le fêter avec quelqu’un, Cin’ ?
-                Hum, peut-être, je ne sais pas… 
-                Tu as l’air d’aller bien, ces derniers temps, enchaîna sa collègue avec un petit sourire. Quelque chose t’est arrivée ?
Un sourire niais étira involontairement les lèvres de Cinaed. Mais il préféra ne pas répondre et quitta le bureau. Son carton à dessins sous le bras, il se mit à marcher silencieusement dans les rues. Mardi gras… Il avait l’habitude de le fêter en famille quand il était enfant. Autour d’une bouteille de cidre, un jour gai, chaleureux… 
Alors qu’il arrivait près de son immeuble, il remarqua le nombre impressionnant de journalistes qui se pressaient devant les portes, appareils photos en main et des murmures plein la bouche. Cinaed faillit passer son chemin, mais décida finalement de se plonger dans la foule au risque de se faire piétiner. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait, il fallait dire que Lydéric était assez connu dans son milieu. Il fut d’ailleurs accueilli par ce dernier qui s’empressa de refermer la porte de l’immeuble au nez des journalistes avant d’entraîner son voisin de palier dans les escaliers, furieux.
-                Ça y est, je signe pour un nouveau défilé et les vautours se manifestent ! pestait-t-il. Non, mais tu te rends compte, Cin’ ? Ils sont collants, je te jure !
-                Tu m’attendais pour pouvoir te plaindre ? soupira l’intéressé.
-                Exactement !
-                … Et sinon, où est Ael ?
-                Ael ? répéta Lydéric. Dans ton appart’, le mien, ailleurs, je ne sais pas. Je crois qu’il est à la recherche d’un emploi.
-                Déjà ?
-                Il n’aime pas rester inactif.
-                … Dis, Lydéric ?
-                Oui ?
-                Tu pourrais me parler de lui ? Quand je lui pose la question, il n’a pas l’air d’en avoir envie. Ça m’énerve.
-                Allons, ne fais pas la tête ! Il a ses raisons, j’en suis persuadé.
-                Moi aussi, mais… J’aimerais qu’il me fasse confiance.
-                Laisse-lui du temps.
-                Du temps ? Il a eu six ans ! Six putains d’années !
-                Cinaed, je sais qu’il t’aime, n’en doute pas. C’est tout ce que je peux te dire.
-                Hum… 
Cinaed acquiesça finalement et les deux voisins se séparèrent. Alors qu’il refermait la porte de son appartement, le dessinateur fut accueilli par une délicieuse odeur.
-                Tiens ?… Ael, tu es là ?
-                Dans la cuisine ! lui répondit une voix.
Le jumeau de Gabrielle se déchaussa et se dirigea vers ladite cuisine. Là, il eut la surprise de tomber sur son amant, un tablier aux hanches et une poêle à la main.  
-                J’ai fait des crêpes ! annonça-t-il fièrement.
-                Des crêpes ?
-                On est mardi gras !… Ça ne va pas, Cin’ ?
Cinaed poussa un soupir et se pinça l’arête du nez. Il avait du mal à comprendre où il en était avec Ael, quelle était leur relation exacte. Le matin même, il s’était montré incroyablement distant avec lui et ce soir, il jouait les hommes au foyer !
-                Y’a un problème avec toi, sérieux, marmonna-t-il.
-                Un problème ? répéta Ael.
-                Ouais… 
Sourcils froncés, le jeune homme posa sa poêle.
-                Quel genre de problème ? demanda-t-il.
-                Ton attitude. Je n’arrive pas à savoir où l’on en est, tous les deux. Je n’arrive pas à savoir si tu es sincère… J’ai la sensation que tu me caches quelque chose d’important, Ael, et ça me tue.
-                Tu te fais des idées, répliqua sèchement le jeune homme.
-                Je ne pense pas et ton attitude me prouve que j’ai raison. Tu ne me fais pas confiance ? Je sais qu’on va vite, tous les deux, mais je pensais que tu étais prêt à accepter tous ces changements.
-                … 
-                Exprime-toi, bon sang, Ael ! Tu as toujours dit ce que tu pensais sans la moindre hésitation ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Pourquoi t’es comme ça ? 
-                Tu ne m’aimes pas ?
-                Qu’est-ce que tu racontes ? souffla Cinaed avec irritation.
-                Je ne suis plus un ado, Cin’. J’ai changé, c’est vrai, pas seulement en bien, je le reconnais. Mais si tu n’aimes pas ce que je suis aujourd’hui, dis-le tout de suite, qu’on arrête les frais. On ne peut pas retourner à l’époque où l’on se bécotait dans un motel. C’est révolu, ça. Cela fait six ans que tu te raccroches à nous, à ce que nous avions vécu comme un idéal. Mais on ne peut pas reprendre notre relation là où elle s’est arrêtée, c’est impossible, Cin’. Trop de temps s’est écoulé.
-                Tu crois que je l’ignore ?! explosa le jeune homme, exaspéré. Je ne te demande pas de redevenir celui que tu étais, merde, arrête ton délire ! Je t’aime tel que tu es, Ael ! Moi, oui, je t’aime, je t’aime autant qu’au premier jour ! Mais toi… Toi, tu ne me fais même pas assez confiance pour m’avouer ce qui te pèse sur le cœur. Et ça, c’est vraiment moche.
-                … 
-                Mais réponds-moi !
Il voulut le saisir par les épaules, mais Ael se déroba. Cinaed remarqua alors son regard brillant de larmes difficilement contenues. Il prit une grande inspiration.
-                Ael…
-                Je ne veux pas me disputer avec toi, gémit le jeune homme.
-                Mais moi non plus ! Mais je préfère qu’on se gueule un bon coup dessus plutôt qu’on garde ça jusqu’à saturation. Tu comprends ? Parce qu’après, il sera trop tard.
-                Je sais… Mais je ne veux pas me disputer avec toi… 
-                Ael, je…
-                Je ne peux pas te le dire, je ne peux pas, je ne veux pas, je suis désolé… Je suis désolé, Cin’…
Il ne retenait plus ses larmes, désormais. Cinaed décida de rendre les armes pour le moment. Il attira son amant dans ses bras et le berça longuement contre son cœur, jusqu’à ce qu’il se soit calmé.
-                Allez, on va les faire, ces crêpes, finit par sourire le jumeau de Gabrielle. Arrête de faire ta petite tête et viens manger.
-                Hum…
Cinaed lui sourit doucement. Même s’ils devaient encore crier, il finirait bien par obtenir ce qu’il voulait d’Ael. Si quelque chose lui rongeait ainsi le cœur, il voulait être là pour partager son fardeau. Mais, pour cela, il devait faire montre de patience. Ça tombe bien, ils avaient tout le temps devant eux.

Ils avaient roulé toute l’après-midi et une partie de la nuit. Au petit matin, alors que le soleil commençait à se manifester, Azela se réveilla. Elle se redressa en frottant un œil de son poing gauche. Elle resta encore un moment pelotonnée sous sa couverture avant de se décider à sortir dans l’air encore frais du matin. Là, elle découvrit le paysage qui l’entourait. Bouche bée, elle laissa son regard errer sur les splendides courbes pleines des montagnes. Emue par son environnement, elle s’étira avec volupté. 
-                Ah, tu es réveillée !
Nathanaël lui sourit et l’invita à le rejoindre près d’une table pliante qu’il avait sortie pour profiter du paysage. Azela constata avec plaisir que son amant avait acheté des croissants. Ils déjeunèrent dans un silence confortable, accompagnés seulement du son d’une rivière qui coulait plus loin. 
-                Alors ? finit par demander Nathanaël.
-                Parfait ! décréta la jeune femme. On est où ?
-                Près du Mont Blanc. Il y a plein d’activités dans le coin, si ça te dit. On pourra descendre à un office de tourisme pour voir.
-                Le Mont Blanc, répéta rêveusement Azela. On ne peut pas raisonnablement rester ici les bras croisés, n’est-ce pas ?
-                Ah non, Azela ! Je connais ce regard, la folle de sport revient !
-                Mais je suis sûre qu’il y a des randonnées magnifiques à faire dans le coin ! Allez, juste une !
-                J’aurais dû m’en douter… 
Azela esquissa un sourire triomphant. Elle sentait que cette journée allait être superbe, et elle comptait bien en profiter.

C’est ainsi que le jour s’écoula. Ils avaient marché des heures durant, un simple sac à dos sur les épaules. Azela avait un rythme plus soutenu que son amant : un véritable cabri ! Elle bondissait sur les rochers dès qu’elle en avait l’occasion et se penchait dans le vide quand un paysage se présentait à elle pour pouvoir prendre des photos. Heureusement que Nathanaël avait eu la présence d’esprit de prendre l’appareil ! Le midi, ils se posèrent pour savourer tranquillement leurs sandwichs, leur paquet de chips et surtout s’hydrater. Le soleil était chaud sur leur peau, le calme délectable, le cadre exceptionnel. Quand le soir fut venu, tous deux étaient poisseux de sueur, le visage noir de poussière, mais le sourire aux lèvres. 
-                Une douche s’impose ! déclara Azela alors qu’ils revenaient au camping-car.
-                Je crois aussi.
-                Des projets pour ce soir ?
-                J’ai bien une petite idée… 
Le visage d’Azela s’éclaira. Elle noua ses bras autour du cou de son amant et déposa un doux baiser sur les lèvres.
-                Merci, Nat’… Ce voyage est super.
-                Rien de tel pour se revigorer, non ?
-                Tu as raison… Merci encore. Mais tu patienteras pour ce soir ! J’ai envie de te faire la cuisine, pour une fois ! C’est toujours toi qui joues les hommes au foyer !
-                Comme tu le souhaiteras.
-                Hum, c’est trop cool, ça !
Elle fouilla dans le frigo à la recherche d’idées alors que Nathanaël filait sous la douche. Azela esquissa un sourire en entendant l’eau couler. Elle était vraiment heureuse de la surprise que lui avait fait le jeune homme. Alors qu’elle mettait de l’eau à bouillir dans une casserole, elle songeait à cette journée si tendre qu’elle venait de vivre. Elle aimait Nathanaël… Etait-ce normal d’aimer aussi simplement ? Rien que sa vue suffisait à la faire sourire, à la remplir de joie. Elle n’avait pas besoin de marques de tendresse, de sexe, de cadeaux… Juste de sa présence.
Elle venait de plonger le riz dans l’eau bouillante quand Nathanaël sortit de sa douche. Il lui embrassa la nuque et lui assura qu’il prenait le relais. Ainsi, douchés et ravis, les deux amants partagèrent leur repas. Quand arriva le dessert, Azela constata avec plaisir que Nathanaël avait pensé à lui acheter une tartelette aux fruits comme elle les aimait. 
-                Hum… des repas comme ça, j’en veux tous les jours !
-                Ça t’a plu ?
-                Tout était parfait. Il faudra que je pense à me montrer à la hauteur à mon tour, à l’avenir !
-                J’ai hâte de voir ça.
-                Je relève le défi !
-                Azela… 
La jeune femme se calma à la mine sérieuse de son compagnon. Intriguée, elle le fixa, tentant de déchiffrer ce que cachait son regard.
-                Qu’y a-t-il ? Elles sont de retour ?
-                Quoi ?… Non, non, pas du tout ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ?
-                Ah, tu m’as fait peur !
-                Azela… Je sais que ça ne compte pas réellement à tes yeux, mais c’est un geste que je tiens à accomplir. Parce qu’un jour, on sera de vieux croulants assis sur leurs chaises pendant que nos petits-enfants poursuivront le chien dans notre villa en Amérique.
-                C’est romantique, ricana sa compagne. Mais cela tombe bien, j’ai moi aussi quelque chose d’important à te dire ! J’avais prévu de le faire plus tard, mais ton voyage m’a définitivement décidé.  
-                Comment ça ?
Azela se leva, le cœur battant. Lentement, elle alla s’agenouiller près de l’homme qu’elle aimait.
-                Nathanaël Ouïmo… accepteriez-vous de me prendre comme épouse ?
-                Aze… la… 
La jeune femme lui tendit alors un anneau, une bague toute simple, unique. Un simple bijou qui bouleversa le cœur de Nathanaël.
-                Ce ne sont pas les hommes qui doivent faire leur demande, normalement ? murmura-t-il, ému. 
-                Tant pis, je t’ai grillé.
-                Et de peu !
-                Ah oui ?
-                Oui, plutôt !
Il tira de sa cachette un écrin qu’il tendit à Azela. Cette dernière, stupéfaite, sentit une délicieuse chaleur monter en elle.
-                Décidément, on est bien sur la même longueur d’onde, chuchota-t-elle, la voix enrouée par l’émotion. Oh, oui, Nathanaël !
-                Azela… 
Cette nuit-là, ils firent l’amour comme si c’était la première fois. Ils redécouvrirent chaque partie du corps de leur partenaire. Ils firent présents de leurs corps et de leurs âmes, mêlant leur passion à leurs chairs embrassées.
Cette nuit-là, deux fiancés se sont assis dans les draps froissés, bras et jambes encore entremêlés. Ils évoquèrent des projets, des enfants, une maison et des voyages. Elle parlait de la robe qu’elle voudrait porter quand ils se marieraient, il suggérait des prénoms qu’il pourrait chuchoter à des êtres qui agrandiraient leur famille.
Cette nuit-là, un nouveau rêve venait de naître.

2 commentaires:

Aline22 a dit…

WAIIIII ! Vont se mariiiiier !!

Anonyme a dit…

Jolie scène :)