Scène de procès
Cinaed fumait tranquillement une
cigarette devant le lycée, parmi tant d’autres élèves. La sonnerie était
imminente, mais il n’était pas pressé. Il discutait tranquillement avec un de
ses amis, un punk à la crête rose fluo, quand il l’aperçut au loin. Ael se
frayait tant bien que mal un chemin à travers la foule de lycéens qui ne
semblaient pas encore décidés à rentrer en cours. Il saluait quelques personnes
au passage, mais ne restait pas pour discuter, n’ayant visiblement pas la tête
à ça. Personne ne tentait de le retenir pour avoir de ses nouvelles, savoir
comment il vivait ce qu’il s’était passé. Personne ne voulait discuter de cela,
comme si le simple fait de l’évoquer jetterait sur eux la malédiction du
meurtrier fou.
Ael passa à côté de Cinaed sans lui
accorder un regard. Le garçon eut un ricanement moqueur et jeta son mégot à
terre avant de l’écraser sous son talon.
-
Hé,
Ael ! l’appela-t-il.
Le garçon se retourna, surpris. Son regard
s’assombrit à la vue de Cinaed, qu’il n’appréciait guère.
-
Qu’est-ce
que tu veux ? marmonna-t-il timidement.
-
J’ai appris
que ton pote avait tué son père.
Ael lui jeta un regard noir et s’apprêta à
continuer son chemin, mais Cinaed l’arrêta en l’attrapant par le poignet.
-
Tu ne
devrais plus l’approcher, tu sais ? Ce mec est dangereux.
-
J’ai passé
l’âge d’avoir besoin d’une nounou, répliqua l’ami de Nathanaël en sifflant
avant de brusquement dégager son poignet. Occupe-toi de tes affaires.
Il tourna les talons et s’en fut à grands pas. Une
légère odeur de brûlé se propagea dans l’atmosphère alors que Cinaed serrait
ses dents avec colère. Un coup de poing dans l’épaule l’arracha de ses sombres
pensées.
-
Calme-toi,
lui siffla sa sœur. Tu veux provoquer un incendie ou quoi ?
Gabrielle le considéra froidement, ce qui eut pour
effet de calmer immédiatement son jumeau. Il haussa les épaules avec un
semblant de désinvolture.
-
Parfois,
j’ai l’impression que tu as cinq ans, soupira la jeune fille en souriant. Bon, je
te laisse. On se retrouve plus tard.
La sonnerie annonçant le début des cours vrilla les
tympans de tous les élèves à ce moment précis. Après un dernier salut,
Gabrielle alla tranquillement rejoindre sa classe et Cinaed la sienne.
Ael avait maths toute la matinée. Ce fut
avec un soupir bienheureux qu’il s’installa à sa table habituelle, au fond de
la salle. Un joyeux brouhaha régnait parmi ses camarades. Gabrielle salua ses
amis avant de venir s’asseoir près d’Ael. Elle avait redoublé sa première, si bien
qu’elle se retrouvait dans la même classe que lui. Elle lui offrit un grand
sourire qu’il lui rendit. La jeune fille aimait bien ce timide garçon qui se
révélait fort sympathique une fois qu’on le connaissait et qu’on avait brisé
ses barrières. Elle lui avait parlé la toute première fois ici même, dans cette
salle, parce qu’elle s’ennuyait ferme et lui aussi. Depuis, ils étaient devenus
assez proches.
-
Alors, ça
va ? lui demanda-t-elle alors qu’ils sortaient leurs affaires.
-
Tu veux
dire, par rapport au fait que Nathanaël ait ajouté un nouveau meurtre à sa
liste ?
Il caressa machinalement les marques rouges autour
de son cou. Malgré le temps qui avait passé depuis sa tentative de meurtre, ces
traces ne s’effaçaient pas, si bien qu’Ael était obligé de constamment porter
un foulard s’il ne voulait pas soulever de débats.
Comme une marque indélébile, un rappel à l’ordre
constant…
Gabrielle lui sourit, malicieuse.
-
Toujours
aussi direct ! Oui, c’est bien ça !
-
… Gabrielle ?
-
Hum ?
-
Je vais
aller à son procès, tout à l’heure.
La jeune fille voulut ouvrir la bouche, mais jugea
préférable de se taire. Ael prit une grande inspiration :
-
Mes parents
ne veulent pas que je m’y rende seul. Alors je voulais savoir si tu pouvais m’y
accompagner.
La jumelle de Cinaed écarquilla les yeux,
décontenancée par la proposition. Elle retroussa son nez, l’air peinée.
-
Je ne peux
pas, désolée. Je passe tout à l’heure un entretien d’embauche pour faire la
nounou d’une gamine. C’est un job plutôt bien payé, je n’ai pas envie de louper
cette occasion.
-
Je
vois… Ce n’est pas grave, je vais demander à quelqu’un d’autre !
Même si elle avait déjà redoublé une classe,
Gabrielle était loin d’être idiote et savait parfaitement qu’Ael n’avait
personne d’autre à qui demander. C’est alors qu’une idée la traversa !
-
Je sais,
vas-y avec Cinaed ! s’exclama-t-elle.
Le garçon, qui avait commencé à dessiner une
courbe, fut tellement surpris que son crayon partit sur le côté, traçant un
trait en travers sa feuille millimétrée.
-
Pardon ?
-
Je suis sûr
qu’il acceptera ! sourit Gabrielle. Il t’aime bien, tu sais.
-
Moi pas,
grogna le garçon.
-
Oh,
pourquoi ?
-
Il est
arrogant et insupportablement égocentrique.
-
Hé bien, tu
n’y vas pas de main morte…
-
Désolé.
-
Non, tu
n’as pas à t’excuser ! Si c’est ce que tu penses vraiment, il faut que tu
l’exprimes. Mais sache que lui t’aime bien ! Laisse-moi lui demander.
Dis-toi que c’est pour rassurer tes parents, d’accord ?
-
Hum… OK.
-
Super !
Elle le cria trop fort et le professeur la
réprimanda. Gabrielle s’excusa, le sourire aux lèvres. Depuis le temps que son
frère avait envie de faire copain-copain avec Ael, c’était l’occasion
parfaite !
Ah, elle était trop forte !
Quand la récréation fut annoncée,
Gabrielle fila voir son jumeau.
-
Cinaed !!
J’ai une super bonne nouvelle !
Surpris, son jumeau haussa un sourcil, puis grimaça
en voyant l’air excité de la jeune fille. Ça ne présageait rien de bon,
ça…
-
Qu’est-ce
que tu as, encore ? soupira-t-il.
-
Tu as des
choses prévues après les cours ?
-
On pensait
aller dans un bar à chicha avec quelques potes.
-
Tu
annules !
-
Hein ?
Et pourquoi ?
-
Parce que
tu vas aller au procès de l’ami d’Ael !
Ce nouveau programme ne réjouissait pas, mais alors
pas du tout Cinaed qui fronça les sourcils. Entre un procès et la chicha,
c’était plutôt facile de choisir ! Il s’apprêtait à protester quand
Gabrielle reprit la parole :
-
Oh, t’ai-je
précisé que tu y allais, en compagnie d’Ael, bien évidemment ?
-
Comment
ça ?
-
Ses parents
refusent qu’il aille seul au procès, il doit être accompagné. Alors, c’est
d’accord ? Depuis le temps que t’as envie d’être ami avec lui !
-
Oui,
mais… J’en ai rien à faire de ce procès. Ça me gave…
-
Je lui ai
déjà dit que tu étais OK.
-
Tu sais que
tu es pénible ?
-
Je t’aime
aussi ! Il t’attend à dix-sept heures devant le tribunal correctionnel
pour mineurs !
Elle lui claqua une bise sur la joue et s’éclipsa
pour rejoindre ses amis. Cinaed, d’abord indécis, poussa un soupir.
-
Hé, les
gars ! appela-t-il. Désolé, c’est mort pour ce soir !
-
Lève-toi !
Un coup de gourdin vint chatouiller les côtes de
Nathanaël. Il se leva d’un bond de peur d’énerver son gardien. Le même,
toujours. Celui qui, à chaque passage qu’il faisait dans cette cellule, le
regardait avec un peu plus d’effroi.
Ce n’est pas que de la peur, Nathanaël, c’est du respect ! Parce que toi, tu n’hésites pas à agir !
Du respect ? Vous êtes
sûres ?
Evidemment !
Le garçon poussa un discret soupir alors
qu’on lui passait les menottes. Il songea de nouveau à Ael et son cœur se
serra. Il était la seule personne ici bas à ne pas avoir peur de lui, à le
regarder droit dans les yeux sans trembler, à lui sourire… Et il allait le
perdre à jamais.
Parce qu’il savait que la décision du
juge était déjà prise.
Nathanaël fut escorté par deux gardiens
aux airs de molosses jusqu’à un fourgon blindé. Ils l’enchaînèrent à un banc,
puis s’assirent le plus loin possible de lui, comme s’ils avaient peur que ce
gamin ne les prenne pour cible à leur tour. Celui-ci posa ses coudes sur ses
genoux et enfouit son visage entre ses mains. Pas pour pleurer, mais pour
s’isoler, ne plus voir le monde extérieur, tout oublier juste le temps du
trajet.
On va être bien, Nathanaël, tu
verras ! On sera si tranquille, une fois ce simulacre de procès
terminé ! On n’en a même pas besoin ! Qu’ils appliquent la peine tout
de suite, qu’on nous laisse en paix !
Ça vous va bien de dire ça, ricana amèrement le garçon.
Sur ses paupières closes, il revoyait
encore le visage de son père quand il l’avait poignardé. Il se souvenait de
chaque détail de chacun de ses meurtres. Tout était gravé dans sa mémoire,
inaltérable.
Quand le fourgon s’arrêta, au bout d’une
dizaine de minutes, les policiers l’encadrèrent pour le faire descendre. La
lumière du soleil éblouit le garçon un court instant. Il se tordit le cou pour
détailler la façade du tribunal, décorée d’un fronton peint. Au sommet des
marches qui menaient aux portes en verre se tenait une statue dorée de Thémis,
tenant sa balance d’une main, une épée de l’autre. Ses yeux étaient bandés.
Elle respirait la crainte, le respect et, curieusement, l’amour. Comme si la
déesse de la justice voulait protéger ceux que les hommes jugeaient.
L’attention de Nathanaël fut attirée par
un mouvement en haut des marches. Il reconnut Ael avec soulagement et joie. Il
était venu… Tout comme il l’avait promis ! Son ami lui offrit un
pauvre petit sourire. Les policiers l’apostrophèrent :
-
Qu’est-ce
que vous faites ici, jeune homme ?
-
Je suis
venu pour assister au procès de Nathanaël Ouïmo, répondit calmement Ael. J’en
ai parlé avec le procureur, il m’a dit que l’affaire ne serait pas gérée en
huis clos et que j’étais donc autorisé à venir.
-
Qu’est-ce
qui t’amuse dans de tels trucs ? soupira l’un des policiers. Il n’y a rien
de drôle là-dedans, tu sais ? Ce gamin a deux victimes à son compte.
“Je sais, j’ai failli être la troisième”, faillit
répliquer Ael.
-
Je suis un
ami de Nathanaël, rétorqua-t-il plutôt. Je veux assister au procès.
-
Je vois,
mais ça ne démarrera que dans trois heures. Tu vas devoir attendre dehors
encore un moment.
-
Je sais, je
voulais juste voir mon ami avant qu’il ne soit emmené à la barre.
Nathanaël n’arrivait pas à trouver les mots pour
exprimer son émotion. Mais les deux hommes ne lui laissèrent pas le temps de
faire ses adieux. Il le poussèrent en avant sans qu’il puisse prononcer le
moindre mot.
Les portes se refermèrent sur eux.
Quand Cinaed arriva sur le parvis du tribunal, il
fut étonné de ne pas y trouver Ael. Il fouilla les alentours du regard et le
repéra au sommet des marches, assis aux pieds de la statue de Thémis. Il
l’observa un moment puis comprit qu’il dormait. Amusé, il gravit rapidement
l’escalier et s’accroupit sur la marche qui précédait celle où était assis Ael.
Il détailla un moment son visage fin aux pommettes rougies par le froid de
cette fin d’hiver. Il fut tenté de lui enlever ces affreuses lunettes pour
pouvoir réellement se rendre compte de son visage. Habilement, il lui subtilisa
les horreurs et resta un moment figé, surpris.
Ael était tout ce qu’il y avait de
plus… mignon ! Un visage assez fin, sans être pour autant féminin,
une mâchoire bien dessinée, une bouche pleine, un petit nez, de longs
cils… Son visage avait un côté un peu asiatique. Cinaed dégagea quelques
mèches de son front et fit la moue. Si Ael faisait un effort au niveau de son
look, il pourrait plaire aux filles du lycée ! Mais, curieusement, ça lui
allait bien, au jumeau de Gabrielle, qu’Ael se fasse passer pour le vilain
petit canard…
Ce dernier grogna et se mit à remuer. Cinaed cacha
les lunettes dans la poche de sa veste en treillis. Le garçon ouvrit les yeux,
ses yeux d’un bleu surnaturel et se les frotta avec son poing droit. Il
sursauta brutalement à la vue de Cinaed qui l’observait avec amusement.
-
Qu’est-ce
qu’il y a ? J’ai un truc sur le visage ? grogna l’ami de Nathanaël.
-
Attends que
je regarde ! - Il approcha brusquement son visage, faisant vivement
reculer le garçon - non, je crois que tout va bien !
-
O… Où
sont mes lunettes ? bégaya Ael.
Il fronça les sourcils, tâtonnant autour de lui. Il
finit par darder sur Cinaed un regard noir.
-
Mes
lunettes, réclama-t-il.
-
…
-
S’il te
plaît !
-
Ah, c’est
déjà mieux !
Bon prince, Cinaed les lui tendit. Ael grogna un
remerciement, se leva puis se tourna vers le tribunal. Il sentit une bouffée de
panique monter en lui. “Nathanaël…”, murmura-t-il en lui-même.
Il poussa les portes.
Gabrielle vérifia une dernière fois son maquillage
dans le rétroviseur de son scooter. Se jugeant satisfaite, elle attrapa son sac
en toile qu’elle avait laissé entre ses pieds le temps du trajet et alla sonner
à la porte d’une luxueuse maison. Elle se recula d’un pas, impressionnée par la
majesté de la demeure aux airs de manoir. La façade, d’un gris terne, était
lourde, percée d’immenses fenêtres où pendaient des rideaux de dentelles.
Gabrielle grimaça. Comme chez sa grand-mère ! Qu’est-ce qu’elle trouvait
ça laid…
Un homme à l’allure austère vint lui ouvrir. Il
était vêtu d’une queue-de-pie, un plateau coincé sous le bras. “Ça alors, j’ai
été projetée dans un feuilleton du siècle dernier, ou quoi ? hallucina la
jeune fille. Le majordome et tout ! Il ne manquerait plus qu’il s’appelle
Nestor, tiens…”
-
Puis-je
connaître la raison de votre venue ? émit l’homme d’un air pincé.
-
Heu… émit
Gabrielle, décontenancée par son ton. Je viens pour l’annonce.
-
C’est donc
cela. Veuillez entrer.
-
Merci…
Elle essuya ses pieds sur le paillasson tout en lui
jetant un regard en coin, hésitant entre éclater de rire et rebrousser chemin.
Son regard vagabonda dans le vestibule. On aurait dit que le plafond avait été
taillé pour un géant tant il était haut ! Des armures rouillées étaient
disposées de part et d’autre de l’entrée et des bouquets fanés se desséchaient
dans des vases. Il y régnait un froid à couper au couteau, si bien que
Gabrielle resserra sa veste autour de son corps menu. Ses ongles peints de
violet coururent sur un guéridon couvert de poussière. Elle grimaça. Cette
maison était immense, OK, mais ce n’était pas une raison pour négliger le
ménage ! La lycéenne détestait la saleté…
“Nestor” l’invita à le suivre et elle trottina à sa
suite, curieuse. Il la mena dans un salon dans le style XIXème siècle où les
fauteuils Louis XV côtoyaient les paravents en tissu, les lustres en cristal,
les tapis venus d’Orient et les vases chinois en porcelaine. Sur une immense
cheminée en albâtre, dont l’âtre pouvait au moins contenir cinq personnes,
était accroché un portrait de la fameuse Maria Callas. Gabrielle douta qu’il
s’agisse d’une reproduction, ou même d’une lithographie. “Tu m’étonnes que le
travail soit bien payé ! admira la jeune fille. Ils ont les moyens, dans
cette maison !”. Le majordome la pria d’un geste de s’asseoir dans un
fauteuil, et il fit de même.
-
En
l’absence des parents de Mademoiselle, c’est avec moi que vous allez passer
votre entretien.
-
Ah,
OK…
-
J’aimerais
tout d’abord savoir si vous avez déjà pratiqué le “baby-sitting” ?
-
Oui, j’en
fais depuis deux ans.
-
Fort
bien… Les enfants que vous gardiez, quel âge avaient-ils ?
-
Ça
dépendait : quatre, six, dix, douze ans… Dans ces eaux-là.
-
Hum… Etes-vous
une personne cultivée ?
-
Heu, vous
voulez dire quoi par là ?
-
Si je vous
embauche, vous devrez distraire Mademoiselle. Je ne veux pas que vous fourriez
n’importe quoi dans sa tête !
-
Si vous me
demandez si je m’y connais en opéra, j’ai déjà assisté à deux, trois
représentations, indiquai-je en désignant le portrait de la chanteuse. Mais je
ne suis pas fan, je préfère encore lire les pièces moi-même.
-
Ah
oui ? émit “Nestor” en haussant un sourcil. Vu votre… dégaine, je ne
m’étonne pas que vous ne sachiez pas apprécier la pureté d’un opéra.
Gabrielle le considéra avec des yeux ronds. Puis un
rictus narquois souleva le coin de ses lèvres.
-
Si vous
jugez les gens sur leur apparence, vous devez être une personne bien étroite
d’esprit, répliqua-t-elle avec insolence.
Une tension palpable s’installa entre les deux
personnes. Un petit rire discret vint rompre la glace. Surprise, Gabrielle se
retourna sur son fauteuil. Derrière un paravent, elle distingua la silhouette
élancée d’une jeune fille. Le majordome se leva.
-
Mademoiselle,
je vous avais demandé de ne pas assister à l’entretien ! Vous devriez
remonter dans votre chambre !
-
Désolée,
Nestor, s’excusa la voix aux accents chantants. Je n’ai pas pu m’en empêcher.
“J’y crois pas, il s’appelle vraiment Nestor !”.
Gabrielle, ravie de voir le majordome fulminer, intervint :
-
Elle a bien
raison ! Si j’étais à sa place, je préférais rencontrer celle qui va
passer ses journées avec moi avant qu’elle ne soit embauchée. Vous imaginez si
c’est quelqu’un que je ne peux carrer ? L’horreur !
De nouveau, la fille derrière le paravent se mit à
rire. La lycéenne eut un sourire enchanté, contente de faire bonne impression
auprès de sa future (elle l’espérait) embaucheuse. Cette fille paraissait bien
gentille.
-
Je
m’appelle Gabrielle, se présenta-t-elle. Et toi ?
Il y eut un instant de silence. Puis, timidement,
la voix s’éleva de nouveau :
-
Je
m’appelle Lizbeth.
Nathanaël était assis à une table, tête basse, près
de son avocat et de son éducateur de la protection
judiciaire de la jeunesse qui l’avait suivi depuis sa première apparition au
tribunal pour enfants. En face de lui, dans une tribune, se tenaient
trois magistrats en robe noire et coiffés de perruques blanches, assistés de
deux citoyens assesseurs. A la table qui voisinait la sienne, Nathanaël repéra
sa mère, ainsi que le psychologue avec qui il avait travaillé, enfant. A leurs
côtés, se tenait une personne vêtue d’une blouse blanche, portant sur sa
poitrine un insigne doré. Nathanaël fut surpris par sa présence. Qui était-elle ?
Avait-elle réellement sa place ici ? Quel était son rôle ? Il
ignorait pourquoi, mais cet homme… l’inquiétait. Quand leurs regards se
croisèrent, il retint sa respiration, envahi par une peur soudaine. Que… ?
L’inconnu détourna son regard, mais la peur ne reflua pas pour autant,
venimeuse. Le jeune homme porta la main à son ventre, les yeux écarquillés. Il
n’avait jamais autant ressenti la peur du jugement qu’en cet instant précis.
Des policiers étaient répartis aux quatre coins de
la pièce. Cette dernière se remplissait lentement. Tournant la tête, l’accusé
vit Ael au premier rang, accompagné de Cinaed Helldi, un garçon dont son ami
lui avait déjà parlé. Bien que ce soit la première fois qu’il le voit, il
l’avait vite reconnu à cause de son étrange boucle d’oreille et de son air
orgueilleux. Comparé à lui, Ael avait l’air d’un gamin bien chétif.
Le président de la cour fit claquer son maillet
plusieurs fois pour réclamer l’attention de tous.
-
Nous allons
maintenant juger le cas de Nathanaël Ouïmo, coupable de deux meurtres.
Le procès débuta. Il sembla à Nathanaël qu’il dura
des heures. On exposa chacun de ces crimes, les détaillant longuement, le
psychologue intervenait de temps à autre, l’avocat plus rarement. L’homme en
blouse blanche ne parlait pas, ne prenait pas de notes. Comme s’il se
contentait… d’attendre…
Ael se torturait les mains en se tortillant sur son
banc, particulièrement mal à l’aise. Cinaed, lui, ne quittait pas le meurtrier
des yeux, indifférent au trouble qui régnait dans la salle. Au bout d’un temps
qui parut à tous interminables, la sentence tomba :
-
Le jeune
homme Nathanaël Ouïmo sera interné. Il est jugé dangereux, il sera impératif
qu’il soit isolé de ses autres camarades. Nous le remettons entre les mains de
l’établissement de la brigade, ajouta-t-il en inclinant la tête vers l’homme en
blouse blanche.
-
Nous
prendrons soin de lui, je peux vous le garantir, répondit l’intéressé, un
sourire mielleux sur les lèvres.
L’accusé sursauta violemment quand le maillet
claqua de nouveau. Ce bruit sonna comme un glas à ses oreilles de condamné.
Hé bien, ils ont en mis du temps à se décider !
Je vais être
interné… Interné…
Oui, tu verras, Nathanaël, on va se sentir particulièrement bien là-bas !
-
Nathanaël
Ouïmo est autorisé à faire ses adieux à sa famille. Madame Ouïmo,
souhaitez-vous qu’on vous laisse un moment seule avec votre fils ?
-
Je ne veux
pas que cette abomination m’approche ! hurla la femme, les yeux
écarquillés. Jamais !
-
Alors,
nous…
-
Attendez !
Cinaed sursauta en voyant Ael debout. C’était lui
qui venait de crier. Il s’avança jusqu’à la barrière qui le séparait de
Nathanaël.
-
Je suis un
ami ! Je souhaiterais faire mes adieux à Nathanaël ! Je vous en prie,
je tiens beaucoup à mon ami…
-
Ael,
arrête, lui siffla Cinaed en se levant à son tour pour le saisir par le
poignet.
Le maillet claqua de nouveau.
-
Accordé !
Cinaed et Ael durent attendre une vingtaine de
minutes sur un banc. L’ami de Nathanaël voyait bien que le jumeau de Gabrielle
était furieux, mais ne présenta aucune excuse. Cinaed tapait le sol du pied
avec une régularité et une rapidité agaçantes. La porte à laquelle ils
faisaient face s’ouvrit sur un homme en blouse blanche.
-
Vous avez
cinq minutes.
-
Merci !
Ael se tourna vers son accompagnateur.
-
Merci
d’avoir été là, Cinaed. Je ne t’obligerai pas à rester plus longtemps.
-
Je ne vais
te laisser seul avec l’autre taré, répliqua le frère de Gabriel du tac au tac.
Je viens.
Ael ne fit aucun commentaire et entra dans la
pièce, talonné par le frère de son amie. Nathanaël se leva de la chaise où il
était assis à leur approche. Il sourit, mais le cœur n’y était pas. La camisole
blanche y jouait sûrement.
-
Tu n’aurais
pas dû venir, tu sais bien que je suis dangereux.
-
Je sais,
sourit Ael.
Il s’avança et prit son ami entre ses bras maigres.
Cinaed vit le meurtrier se raidir et toutes sortes d’émotions passer sur son
visage. Il gronda et sentit à l’intérieur de sa paume la chaleur d’une flamme.
Il n’hésiterait pas une seule seconde… Si ce fou dangereux faisait ne
serait-ce qu’un pas de travers, il goûterait à son feu.
Comme la dernière fois…
Ael se détacha de son ami, les larmes aux
yeux.
-
Je ne
t’abandonnerai pas, promit-il. On se reverra, d’accord ?
-
Il ne vaut
mieux pas, Ael…
Tue-le ! Tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue,
tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue,
tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue !
Ael hocha la tête, comme s’il comprenait, comme
s’il entendait ces voix qui déchiraient les sens de Nathanaël. Ce dernier jeta
un coup d’œil par-dessus de son épaule et croisa le regard menaçant de Cinaed.
-
Ael, tu
ferais mieux de partir, le pria son ami en se reculant.
-
Nathanaël.
-
Oui ?
-
Tu n’es pas
fou, tu n’es pas un monstre. Tu possèdes juste ce… truc qui fait peur.
Mais, moi, tu ne m’effraies pas. Au revoir, Nat’.
Ael lui offrit un sourire à la fois triste et
tendre, puis tourna les talons. Quand la porte claqua dans son dos, il sentit
ses jambes vaciller. Cinaed l’attrapa par le coude pour le forcer à rester
debout.
-
Hé, ça va
aller ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
-
Heu, oui,
émit faiblement Ael en se redressant. C’est rien, juste un vertige.
-
Je vais te
raccompagner chez toi, décida Cinaed.
-
Je vais
bien, ce n’est pas la peine, je t’assure !
-
Ce n’était
pas une question.
Le garçon se résigna et tous deux
quittèrent le tribunal correctionnel pour mineurs. Ael se retourna une dernière
fois pour détailler la façade, le cœur serré. Il sentit des larmes traîtresses
se glisser au coin de ses yeux pour ensuite dévaler ses joues.
-
Tu vois que
ça ne va pas, grogna Cinaed.
-
Dé… désolé,
murmura Ael.
-
T’as pas à
t’excuser. Je comprends.
Ael haussa un sourcil sceptique, mais ne retint
plus ses larmes, celles qu’il avait refoulées depuis le début du procès, non,
toutes celles qu’il avait gardées en lui, celles de la veille, celles qu’il
avait étouffées en apprenant la nouvelle. Il hoquetait, l’air n’arrivait plus
jusqu’à ses poumons. Il avait les yeux rougis par le flot salé qui s’écoulait
de ses yeux, de la morve gouttait de son nez et son visage était tout chiffonné
de tristesse et de désespoir. Cinaed lui adressa un sourire qui se voulait
rassurant (mais qui était plus carnassier qu’autre chose).
-
Alors là,
tu peux être sûr que je ne vais pas te laisser rentrer seul. J’ai pris ma
voiture pour venir, on va repartir ensemble.
Ael acquiesça péniblement, tentant vainement de
sécher ses larmes avec la manche de son pull. Mais, dès qu’il les essuyait,
d’autres coulaient. Il se laissa guider par Cinaed. Quand celui-ci lui ouvrit
la portière de son antiquité sur roues, il sembla enfin se calmer.
-
Tu n’es pas
obligé de faire ça, murmura-t-il.
-
Ça me fait
plaisir, assura le garçon. Allez, monte.
-
… Merci.
Je crois que je vais réviser mon jugement, vis-à-vis de toi.
-
Ravi de l’entendre !
Le garçon esquissa un minuscule sourire
avant de s’engouffrer dans la voiture.
Le trajet se passa en silence, Cinaed
laissant Ael digérer sa douleur. Quand ils se garèrent devant la maison de
l’ami du meurtrier, ce dernier se rendit alors compte qu’il n’avait pas donné
son adresse à Cinaed. Comment celui-ci la connaissait-il ? Il haussa les
épaules. Bah, ça lui importait peu, en même temps… Il descendit et se
pencha à la vitre.
-
Merci pour
tout, Cinaed, sourit-il tristement. Bonne nuit.
-
A demain,
Ael ! Hé…
Ael, qui cherchait ses clés dans son sac, redressa
la tête. Cinaed lui sourit :
-
Je n’aime
pas quand les amis de ma sœur sont tristes. Alors, n’hésite pas à me parler.
-
Ce que tu
as fait aujourd’hui était plus que suffisant… Au revoir.
Il ouvrit la porte et s’engouffra dans l’entrée
sans se retourner.
Gabrielle était en train de lire un roman
quand son frère rentra. Elle se leva pour aller à sa rencontre.
-
Alors ?
l’interrogea-t-elle avec curiosité. Je t’ai envoyé plusieurs textos, mais tu
n’as répondu à aucun !
-
Le pote
d’Ael va être interné dans un hôpital psychiatrique, exposa le jumeau.
-
Il fallait
s’en douter.
-
Ouais… Et
toi, ton entretien ?
Gabrielle eut une moue malicieuse.
-
La maison
est immense et ils ont un majordome qui ressemble à Nestor !
-
Nestor ?
Comme dans Tintin ?
-
Mais alors
là, carrément ! J’ai “rencontré” - elle illustra les guillemets avec ses
doigts - celle que je vais garder. C’est une fille qui doit avoir notre âge.
-
Pourquoi tu
dis “rencontré” ? la questionna son frère en singeant le geste de sa
jumelle.
-
Je ne l’ai
pas vue à proprement parler. Elle est restée planquée derrière un paravent. Et
Nestor m’a bien précisé que je n’avais pas le droit de la voir.
-
… Précisé ?
Ça veut dire que tu es engagée ?
-
Je commence
demain !
-
Yes !
Bravo, soeurette !
Ils se tapèrent dans la main. Depuis
qu’ils avaient tous deux déménagé de la maison qu’ils partageaient avec leurs
parents, ils étaient sans cesse obligés de travailler à côté du lycée pour
pouvoir payer le loyer de leur appartement, la nourriture, plus les extras
quand ils avaient de quoi se les permettre. Cinaed, lui, avait été engagé dans
un salon de tatouage depuis trois, quatre mois et son patron le payait bien.
-
Allez,
sourit Gabrielle, malicieuse. Je propose que tu ailles nous préparer à manger,
maintenant !
-
Hé, ce
n’est pas mon tour ! protesta son jumeau.
-
Je sais,
mais c’est moi qui viens de décrocher un nouveau boulot, alors tu vas me
récompenser !
-
Tsss, tu
parles…
Malgré tout, il s’attela au repas.
Ael caressa longuement la marque noires à
l’intérieur de son poignet. Un oiseau y prenait leur envol. Un petit tatouage,
témoin de tant de douleur, preuve tangible et discrète… Le garçon eut un
pauvre sourire et remit la manche de son pyjama en place. Malgré le froid de la
nuit, sa fenêtre était grande ouverte. Perché sur le rebord, les jambes dans le
vide, le lycéen observait la ville silencieuse.
Il ignorait encore que, demain, son
destin allait basculer. Plus tard, il se demandera un nombre incalculable de
fois ce qui se serait passé s’il était resté chez lui ce jour-là.
Pourtant, si c’était à refaire, il le
referait.
Il ferma la fenêtre.
4 commentaires:
Hé beh s'ets fait attendre ce chap 2 ! like !!
Ça commence à devenir intéressant tout ça !
Je kife les voix ! XD Sont puissantes !!
Quel suspense !!! ^^ et pis eh tu sais quoi? meilleure orthographe que dans soul sea ^^
vivement vivement vivement la suite!
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