lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 20

Scène officielle





Dire que Nathanaël était nerveux aurait été un grossier euphémisme. Le jeune homme était en proie à un stress épouvantable qui broyait sa poitrine et ses poumons. Il sautillait à travers la pièce, essayant vainement de calmer les pulsations affolées de son cœur. Deux coups à la porte le firent violemment sursauter. Il vit alors la tête d’Ael passer dans l’entrebâillement et ses yeux s’écarquiller.    
-                Tu as encore défait ta cravate ! lança-t-il sur un ton de reproche.
-                J’ai l’impression d’étouffer ! répliqua Nathanaël, paniqué.
-                OK, à moi de jouer.
Son ami referma la porte derrière lui et lui offrit un sourire réconfortant avant d’attraper la cravate rouge qui gisait sur un accoudoir. Il souleva le col de son ami et fit glisser l’instrument de torture autour de son cou. Sans un mot, il ajusta les plis et noua délicatement l’étoffe en prenant garde de ne pas trop serrer le nœud. Puis il leva un regard pétillant de bonheur sur son ami.
-                C’est un grand jour… 
-                Oui, mais… tenta Nathanaël.
Il sembla alors se raviser et se tut. Soucieux de découvrir ce qui tourmentait son ami, Ael l’encouragea doucement à se confier.
-                J’ai tué… 
L’ex-agent lui prit l’épaule pour l’inviter à s’asseoir. Son ami  lui découvrit le poignet, celui où les oiseaux d’encre semblaient prendre leur envol vers la liberté, débarrassés de leur gangue de chair. Nathanaël eut un sourire douloureux.
-                Même mon père, je l’ai tué. Elles ne cessaient de me parler, nuit et jour, j’en devenais fou. J’étais si affaibli que j’obéissais à leurs ordres dans le seul espoir qu’elles se taisent. Azela est devenue mon unique protection contre elles… Est-ce normal d’épouser une personne uniquement parce qu’on ressent le besoin viscéral de l’avoir à ses côtés ? 
Ael réfléchit un moment aux paroles de son ami. Il allait répondre quand Nathanaël  se leva brusquement, comme monté sur des ressorts.
-                Mes meurtres ont réduit ma famille en lambeaux, j’ai blessé les personnes qui comptaient le plus pour moi. J’ai assassiné mon propre père, je t’ai étranglé… Alors… Pourquoi, Ael, ai-je le droit au bonheur ? Est-ce juste ? Je suis un assassin ! Chaque nuit, je revois leurs visages, mais tu sais le pire ? Ils sont si paisibles… 
-                Nat’… 
Ael referma ses bras sur son ami dans une étreinte protectrice. Nathanaël se rendit alors compte qu’il pleurait.
De peur… 
De doute… 
-                Evidemment que tu as droit au bonheur, lui chuchota le père d’Antoine en passant une main rassurante dans le dos du futur marié. Comme chaque être humain sur cette terre. C’est juste que, toi, tu as été frappé d’un fléau incommensurable, qui t’a rongé durant de longues années. Maintenant que l’as vaincu, Nat’… Ne lui fais le plaisir d’empoisonner ton esprit. Tu es une personne formidable qui aime profondément sa femme, qui aura des enfants magnifiques et qui mènera une vie heureuse. Je le sais, je le sens… parce que tu as la force de faire de tes espoirs les plus fous une réalité.
-                … Tu le penses vraiment ?
-                J’en suis persuadé.
Ael se recula et plongea son regard dans le sien. Il y voyait toute sa détresse, mais aussi son désir… Celui de rendre celle qu’il aimait plus heureuse que n’importe quelle autre femme. Parce qu’elle avait trop souffert, elle avait maintenant l’obligation de vivre, de vivre pleinement.
-                Tu en as le pouvoir, lui murmura Ael en encadrant son visage entre ses mains. Tu le peux, je le sais. Tu comprends, non ?
-                Mais… mes meurtres…
-                Ils sont le fruit de quelque chose qui a dépassé ton entendement. Et j’en suis désolé… J’aurais dû faire plus pour toi… J’aurais dû être plus présent, mais… 
-                Ne dis pas ça ! s’exclama vivement Nathanaël. C’est toi qui venais le soir me voir, c’est toi qui m’a toujours donné la force d’avancer ! Je serais véritablement devenu fou sans toi.
-                Et moi, à cette heure, je serais mort dans un caniveau, soi drogué soi poignardé, peut-être même les deux. Tu as fait la même chose avec Azela… Tu es ce genre de personne.
Il enleva ses mains de ses joues et ajouta, un beau sourire aux lèvres.
-                Ce bonheur est tien. 

Marielle était extrêmement mal à l’aise. Vêtue d’une courte robe verte, elle se balançait d’un pied sur l’autre alors que ses yeux parcouraient l’assemblée qui lui faisait face. Elle vit Ael trottiner le long de l’allée pour venir à ses côtés.
-                Mon martyr préféré, sourit-elle d’un ton à la fois taquin et piquant. Cela faisait bien des années.
-                En effet, Marielle. Mais ça va, tu ne m’as pas manqué du tout.
-                Sale gosse… 
-                Policière timbrée.
Ils échangèrent un regard entendu puis un petit sourire vint étirer les lèvres du jeune homme.
-                J’ai appris que tu étais en couple, lui confia-t-il.
-                Plus pour longtemps, rectifia la jeune femme dans une grimace éloquente. Ce mec était trop lourd à supporter.
-                Quelqu’un d’autre en vue ?
-                Quelqu’une, en fait.
Un petit rire incrédule échappa des lèvres d’Ael. Marielle se détendit quelque peu.
-                Au fait, je suis repassé au motel, il n’y a pas longtemps… lui apprit-elle.
-                Le motel ?
-                Celui où tu avais fui avec ton chéri, il y a sept ans.
-                Ça remonte, sourit tendrement le garçon.
-                On avait oublié sa voiture sur le parking.
-                Ah oui ?
-                Ouais… Et elle y est toujours.
-                C’est vrai ?
-                Aussi étonnant que cela puisse paraître, ouais. Je l’ai ramenée, elle est sur le parking dans la rue d’à côté.
Ael voulut ajouter quelque chose, mais le maire lui jeta un regard peu avenant. Il trouvait que ces témoins faisaient un peu trop de bruit. Marielle haussa un sourcil. La cérémonie n’avait même pas encore commencé, il n’allait pas lui chercher des noises longtemps, celui-là !
Nathanaël entra, suivi comme de son ombre par Antoine qui l’escorta fièrement jusqu’au bout de l’allée. Puis il courut se réfugier en riant dans les bras de papa Cinaed.
La future mariée fit enfin son entrée.
Azela resplendissait. On dit que le bonheur rend les femmes belles… Alors elle devait être heureuse, vraiment très heureuse. Elle était au bras de son grand-père qui souriait, les larmes aux yeux. Et  elle… Ses lourdes boucles brunes cascadaient sur ses épaules et ses yeux étincelaient. Elle était discrètement maquillée, juste un peu de mascara et un coup de crayon pour accentuer l’éclat de ses iris verts. La tenue qu’elle portait n’était en rien traditionnelle. Elle avait choisi une robe d’un rose un peu parme qui dévoilait ses mollets fermes. Et, chose peu commune, elle allait pieds nus. C’était ainsi qu’elle se sentait le plus à l’aise, portant simplement en guise d’unique bijou un ruban qu’Antoine avait attaché à son poignet au début de la cérémonie.
Nestor finit par la quitter doucement. Il la serra contre son cœur un court instant avant d’aller s’asseoir aux côtés d’Anaïs Arra qu’il considérait autrefois comme sa pire ennemie, elle qui avait commandé à la brigade. Azela sourit nerveusement à son amant puis à son témoin qui la rassura d’un doux geste de main squelettique.
Le silence se fit, et le maire prit la parole. Cinaed écoutait attentivement. Il croisa alors le regard de son amant qui étincelait. Tous deux se sourirent. Dans l’assistance, Edda grondait gentiment Siméon qui avait replongé son nez dans un livre. Quant à Antoine, il avait vite glissé des genoux de son deuxième papa pour aller faire plus ample connaissance avec Julie et Gof.
Le maire continuait son discours quand le premier téléphone sonna. C’était celui d’Edda. Elle grimaça une excuse et sortit précipitamment de la salle. Le deuxième fut celui d’Ael. Il consulta l’écran en fronçant les sourcils, glissa quelques mots à son ami qui acquiesça et le laissa filer. Au passage, Ael invita Anaïs Arra à le suivre. Cette dernière coupa son portable et se leva. Cinaed fronça les sourcils. Que se passait-il ? Thérèse ne tarda pas non plus à se lever, suivie de Siméon. Inquiète, Azela se tourna vers Lizzie. Cette dernière ferma son portable à son tour avec un minuscule sourire.       
-                Le devoir, souffla-t-elle. Pas de problème, ils seront de retour d’ici une à deux heures.

Greuz les attendait à l’extérieur. Tous s’engouffrèrent dans sa camionnette.
-                Prêts ? leur sourit-il.
Anaïs Arra se tourna vers son équipe.
-                Quelle est la cible ? demanda simplement Ael en chargeant son revolver de balles tranquillisantes.
-                Un des nôtres a été repéré en train de faire usage de ses pouvoirs pour braquer une bijouterie. C’est à nous d’agir, jeunes gens.
-                Type ?
-                Télépathe.
-                Un travail pour moi, se réjouit Siméon.
-                Seulement quand tu n’as pas école, lui rappela Edda en toute bonne tutrice qu’elle était.
Arra eut un sourire. Elle se coula sur le siège passager du véhicule et se tourna vers Greuz.
-                Allons-y, chauffeur !
-                Comme vous voudrez, madame !  
-                La brigade est de nouveau opérationnelle !

La nuit était tombée depuis des heures maintenant. La mission de la brigade, devenue un détachement spécial de la police n’intervenant qu’en cas de problème avec un hybride, s’était déroulée sans anicroche. Tout le monde était revenu à temps pour se restaurer pleinement au buffet froid et se déchaîner sur la piste de danse, ayant de l’adrénaline à évacuer. Maintenant, il était temps de rentrer. Antoine avait supplié ses pères pour avoir l’autorisation d’aller dormir chez Julie et Gof ; ils avaient finalement accepté. Maintenant seuls, Ael avait entraîné Cinaed à sa suite sur un parking.  
-                Marielle m’a dit qu’elle l’avait garée dans le coin… Ah, la voilà !
Malgré l’obscurité, Cinaed reconnut tout de suite sa vieille voiture, celle avec laquelle il avait fui en emmenant Ael dans son sillage.
-                Incroyable, je la pensais à la casse depuis le temps… murmura-t-il.
-                Visiblement non. Marielle m’en a confié les clés, elles sont à toi, je pense.
Il les lui tendit. Emu, le dessinateur recueillit le trousseau. Il hésita un moment puis déverrouilla la portière arrière. Une odeur abominable de renfermé lui sauta à la gorge, mêlée à une autre, plus ténue, chargée de souvenirs. Il repéra une tache sombre sur le sol, celle qu’avait formé le sang d’Ael lorsqu’il avait été blessé par le coup de couteau. Ael se glissa sur le siège passager avec un sourire.
-                J’ai l’impression de faire un saut dans le temps, avoua-t-il.
-                Moi aussi… 
Cinaed avait toujours la même odeur… Un fumet rassurant  de feu de bois… L’agent d’Arra frotta doucement son nez contre celui de son amant pour un baiser esquimau tout doux.
-                Ça chatouille… chuchota le frère de Gabrielle.
Ael émit un petit rire. Il se sentait juste… bien. A sa place. C’était une sensation extrêmement plaisante. Il sourit doucement à son amant.
-                Tu crois qu’il est encore ouvert ?
-                Ce Formule 1 ? C’est à des kilomètres de là !
-                J’ai déjà demandé à Thérèse si elle voulait bien garder le bout pour deux, trois jours. Ça ne la dérange pas… 
-                … 
-                Tu ne veux pas ?
-                Si. Mais c’est moi qui conduis !
Ael rit de nouveau. Cinaed s’installa derrière le volant avec un sourire. Comme il y a sept ans… Sauf que cette fois-ci, pas de fuite, juste un voyage. Pas de tension, pas de peur, juste de la sérénité et cette foi en l’avenir.
Et une flamme qui brûlait avec plus d’ardeur que jamais.

Lizzie avait longuement hésité avant de pénétrer en ces lieux. Elle avait erré dans le crépuscule, à travers des rues vides de toute présence, sans but, sans réfléchir. Voir celle qui avait autrefois juré de la tuer si heureuse, si épanouie, lui avait rappelé que son bonheur à elle lui était interdit. Il lui avait été ravi sans sommation, sans avertissement. Le jour où elle avait cru le toucher, ses doigts n’avaient en réalité fait qu’effleurer une illusion qui avait claqué comme une bulle de savon, laissant derrière elle l’eau amère de ses propres larmes.
Maintenant, elle était là, sur le parvis de ce bâtiment, à se demander si cela servait réellement à quelque chose. Mais, il y avait des moments dans la vie où l’on se sentait si impuissant qu’on ne pouvait qu’espérer une aide supérieure.
Pourquoi pas celle-là, alors… 
La jeune femme ne se souvenait pas de la dernière fois où elle était allée à l’église. L’ambiance particulière de ce genre de lieux l’avait toujours mise mal à l’aise. Quand elle remonta l’allée, elle croisa plusieurs personnes en position de prière, à murmurer fiévreusement quelques paroles. S’agenouillant à son tour, Lizzie joignit les mains et ferma les yeux. Elle ne connaissait aucune prière, pas même le Pater. Elle se sentait un peu ridicule, mais le silence apaisant de l’endroit la rassura. Alors, doucement, des mots lui vinrent et elle les murmura :
-                Peut-être ne m’écouterez-vous pas, car vous me dites lesbienne et que vous condamnez mon amour. Mais je ne demande rien, Seigneur, juste que Gabrielle puisse vivre de nouveau. Vous nous avez dit d’aimer notre prochain, alors ça, vous nous l’avez bassiné, vous qui êtes censé être paix et amour. J’aime Gabrielle, Seigneur, oui, je l’aime, autant que Cinaed aime Ael, autant que Nathanaël aime Azela. Vous m’avez pris mon aimée, vous la gardez jalousement près de vous… Mais je vous en supplie, relâchez-la, je ne veux pas la perdre, pas une nouvelle fois. Mon cœur et ma raison ne sauraient le supporter. Je sais que j’ai péché, de nombreuses fois, même, mais je vous implore… Sauvez-la… 
Elle essuya les larmes qui roulaient sur ses joues.
-                Je l’aime, Seigneur.

Azela contempla un long moment son amant qui était en train de défaire sa cravate en maugréant. Elle sourit, mais ne bougea pas pour l’aider, le laissant s’empêtrer avec le nœud. La journée avait été… merveilleuse. Parfaite, oui, le mot s’y prêtait. La cérémonie l’avait liée définitivement à l’homme qu’elle aimait. Ensuite, ils avaient longuement dansé, des slows langoureux et des farandoles endiablées. Nathanaël s’était assuré que leurs chansons préférées passeraient. Ils avaient ri, mangé, bu, parlé… Un sentiment de sérénité l’avait envahie en début de matinée et elle le sentait encore diffuser sa chaleur à travers son être.
Son regard se porta une nouvelle fois sur son homme. Elle se mordit la lèvre inférieure, un grand sourire aux lèvres. Son mari… Elle avait encore du mal à croire qu’elle s’était enfin mariée… Elle sentit soudain le matelas s’affaisser légèrement sous le poids d’une charge supplémentaire. Azela se tourna vers Nathanaël qu’elle dévora des yeux. Il avait un charme indéniable et une gentillesse incroyable. Si elle en était là aujourd’hui, c’était uniquement grâce à lui. Elle, cette fille apeurée, écoeurée par sa propre nature. Elle qui l’avait si longuement repoussé sèchement et qui maintenant dépendait totalement de lui. Il lui avait fallu longtemps pour arriver à la faire sortir de sa coquille, mais, à force de patience et de tendresse, elle avait enfin accepté. Elle avait arrêté son jeu manipulateur et s’était ouverte à lui, totalement, elle s’était montrée dans toute sa vulnérabilité. Alors, il l’avait approchée, doucement, toujours pas à pas, inoffensif et bienveillant. Elle avait l’esprit en miette, la foi piétinée, la confiance brisée et il l’avait tout simplement reconstruite. D’abord en rassemblant les tessons d’elle-même pour ensuite les assembler dans un pénible puzzle.
Elle lui devait tout…   
-                Je t’aime, lui murmura-t-elle d’un ton brûlant.
Nathanaël lui sourit, de ce sourire sincère et si bon.
-                Merci, Azela. Moi aussi, je t’aime.
-                Tu te rends compte que notre rêve va enfin pouvoir devenir réalité ? Avoir une famille, un foyer, vivre comme n’importe quel humain normal… Plus d’elles, plus de brigade, plus de fuite… 
-                Et notre casier judiciaire définitivement effacé. Merci à Arra et à ses agents.
-                Oui, ce qu’ils ont accompli… extraordinaire.
-                Un beau cadeau de mariage.
-                Oui.
Azela se mit à quatre pattes et marcha jusqu’à son amant qu’elle encercla de ses bras. 
-                Tu sais, j’aurais un souhait pour notre vie future, un parmi les autres… 
-                Ah oui ? chuchota-t-il en déposant de fugaces baises papillons sur la gorge offerte.
-                J’aimerais que Gabrielle se réveille.
Nathanaël se redressa légèrement, l’air songeur.
-                Oui… ce serait bien. Mais elle est plongée dans un coma surnaturel dû aux pouvoirs de Greuz. Nous ignorons si elle en sortira un jour, ou, si elle en sort, quel sera son état à son réveil… 
-                Tu te demandes si elle ne sera pas dans un état végétatif ?
-                Hum… 
-                Nat’ ?
-                Oui ?
-                On parle d’autre chose ? C’est notre nuit de noces, tout de même !
-                Hé, c’est toi qui as lancé le sujet !
-                Pas faux !
Elle rit doucement contre son cou, le nez plongé dans la chair tendre et chaude. Elle courba l’échine pour loger son menton sur la clavicule, l’oreille collée contre la gorge de son amour. Elle pouvait entendre les pulsations lentes de son cœur… Elle ferma les yeux et se laissa bercer par ce son sourd qui la ravissait.
Boum…
Nathanaël n’osait pas bouger, le souffle pratiquement coupé. Il adorait l’odeur de ses cheveux… 
Boum…
Il sentit une pression sur ses épaules qui l’obligea à basculer sur le lit. Azela se coucha en travers son corps, l’oreille collée sur sa poitrine, à l’affût du son…
Boum, boum, boum… 
Le bruit s’était emballé. Elle sourit avant de se redresser, féline, joueuse.
-                My sweet love… susurra-t-elle.
Il lui tendit les bras dans un sourire, elle s’y réfugia. Ils demeurèrent un moment immobiles, goûtant à la présence silencieuse et rassurante de l’autre. Puis, doucement, leurs mains commencèrent un long ballet. Ce n’était pas des caresses, les doigts effleuraient à peine la peau, mais cette sensation voluptueuse, semblable à un souffle d’air, les électrisait. C’était au premier qui craquerait, au premier qui céderait à cette délicieuse torture. En général, Azela gagnait toujours. Mais, ce soir-là, aucun n’eut la patience d’attendre bien longtemps. Très vite, les mains se firent plus appuyées, plus aventureuses, plus amoureuses.
Et alors commença véritablement leur nuit de délices.

Lizzie dormait, recroquevillée dans un fauteuil. Quand Anaïs passa la voir, elle constata sa respiration calme et sereine, mais les larmes séchées qui brillaient encore sur ses joues. Doucement, la jeune femme se saisit d’un tissu dont elle recouvrit Lizzie. Grâce aux gants de cette dernière, le tissu ne s’effrita pas à son contact.
Anaïs se redressa et s’avança doucement vers le lit où dormait toujours Gabrielle. Elle consulta les résultats de son activité cérébrale et dénota une certaine anomalie. Elle fronça les sourcils. Que signifiaient les piques dans la courbe ? Intriguée, la dirigeante de la nouvelle brigade se posta face au lit. Le coma de cette gamine l’intéressait depuis longtemps, mais, jusque-là, elle n’avait jamais été au-delà de ses interrogations car Lizzie était extrêmement possessive vis-à-vis de son aimée, si bien qu’elle n’avait eu guère d’occasion de l’approcher. Là, cette courbe piquait sa curiosité. Elle prit une profonde inspiration… et ses yeux virèrent entièrement au noir. Aussitôt, elle sentit qu’on “l’arrachait” à son corps. C’était comme être projeté très violement en avant tout en étant retenue par des chaînes solides. Mais elle finit par briser le lien avec son enveloppe corporelle. Son environnement avait changé. C’était toujours le même lieu, mais les couleurs lui semblaient toujours plus vives, plus vivantes… Elle adorait ce monde parallèle. Lentement, elle s’approcha vers le corps et distingua faiblement entre les couvertures une lueur dorée. Un sourire vint s’inscrire sur les lèvres de la jeune femme. Elle avait trouvé… 
La plaie causée par le pouvoir de Greuz.
Sans la moindre hésitation, elle y plongea. Elle se fit aspirer par l’âme de Gabrielle. Aussitôt, ses sentiments l’assaillirent. Elle s’y attendait, mais pas avec une telle force ! Elle vacilla sous leur pression, s’efforçant néanmoins d’avancer. Elle s’arma de ses propres pensées pour repousser celles qui tentaient de l’ensevelir. Elle ressentait de la peur… énormément… Mais aussi de la force, de la volonté… Soufflée, Anaïs se laissa guider par elle. Elle longea un long couloir. Elle pouvait sentir des ondes parcourir les parois pour repousser toute sensation négative. Bientôt, les ombres se détachèrent des pieds de la jeune femme pour se laisser mourir à terre.
Au fond de ce tunnel se trouvait une jeune femme nue, recroquevillée sur elle-même. Les yeux clos, elle luttait, empêtrée dans une infinité de fils. Anaïs observa un moment cette pièce et remarqua les dégâts. Déjà, des liens avait été arrachés, signe de la lutte sans merci qui se menait ici.
La dirigeante de la nouvelle brigade prit une immense bouffée d’air.      
-                Je viens te sauver, Gabrielle ! hurla-t-elle. Ouvre les yeux, lève-toi ! Gabrielle !
Elle vit les paupières de l’endormie frémir. Lentement, elles se soulevèrent, dévoilant des prunelles fatiguées, lasses.
-                Ne te rendors pas ! la pressa Arrra en voyant sa tête dodeliner de nouveau. Je suis là pour t’aider, Gabrielle ! Il faut que tu te lèves ! Combats ! Je suis là pour t’aider !
-                Qui… êtes… vous ?
La voix était rauque, éraillée, comme si elle n’avait pas servie pendant des années. Lentement, Anaïs s’avança. 
-                Je suis Anaïs Arra, la patronne d’Ael. Gabrielle, lève-toi, s’il te plaît. Beaucoup de personnes t’attendent au-dehors. Beaucoup espèrent ton retour et sont prêts à de nombreux sacrifices pour y parvenir.
-                N’avance pas !
Anaïs s’arrêta. Elle vit Gabrielle se redresser péniblement en s’appuyant sur ses bras. Elle réussit doucement à se mettre à genoux.
-                Ses fils t’emprisonneront si tu avances, lui déclara-t-elle calmement.
-                Pas si je me montre plus forte qu’eux.
-                Que veux-tu dire ?
-                Je suis forte et tu l’es aussi, Gabrielle. La preuve en est que tu es toujours ici, présente parce que tu luttes encore pour ta survie. Je n’ai pas fait tout ce chemin seule. C’est toi qui m’a guidée jusqu’ici en émettant des ondes rassurantes, tu m’as débarrassée ainsi de mes craintes. Si tu as réussi ce tour de force, tu es aisément capable de te sortir d’ici. C’est juste que tu n’oses pas… Alors, je vais t’aider.
Sans laisser de place aux doutes, Anaïs s’avança dans les fils. Ces derniers se tordirent, craquèrent, pour tenter de s’enrouler autour de son corps, mais elle les repoussa sans ménagement. Arrivée à la hauteur de la jeune femme, elle lui tendit une main amicale.
-                Viens, Gabrielle Helldi, il est temps que tu reprennes ta place parmi nous.
Sans même hésiter ne serait-ce qu’une seconde, Gabrielle saisit sa main et se leva.

Quand Lizzie ouvrit les yeux, la première chose qu’elle remarqua fut cette drôle d’appréhension dans le ventre. Elle se redressa et la couverture glissa à terre. Un rire frais l’assaillit alors, résonna dans ses oreilles et dans sa tête.
-                Tu as vraiment une mine chiffonnée au réveil, toi ! s’esclaffa une voix.
La jeune femme se leva d’un bond. Dans sa précipitation, elle se prit les pieds dans la couverture et chuta à terre de tout son long. Elle retint un grognement de douleur, mais un gloussement la fit de nouveau sursauter. Elle bondit sur ses pieds sans oser y croire. Elle croisa deux yeux rieurs, deux yeux ouverts, vifs qui la scrutaient, qui lui souriaient.
-                Oh, mon Dieu… 
-                Gabrielle suffira.
Redressée et maintenue par une pile de coussins savamment disposés, Gabrielle lui souriait depuis son lit, terriblement faible, mais bel et bien réveillée. Lizzie s’approcha d’elle à pas de somnambule sans oser la quitter des yeux de peur qu’elle ne soit qu’un mirage qui s’effacerait dès qu’elle se détournerait. Elle voulut tendre sa main, s’assurer de la véracité de sa vision… puis se rappela au dernier moment que c’était le geste à ne surtout pas faire. Alors qu’elle allait retirer précipitamment ses doigts, Gabrielle coinça sa main entre sa joue et son épaule en y mettant tout le poids de sa tête.
-                N’aie pas peur, souffla-t-elle. Arra m’a assuré que je n’avais rien à craindre.
-                Quoi ? croassa Lizzie qui, terrifiée, ne quittait pas sa main des yeux.
-                Je suis la jumelle de Cinaed. Pour me protéger de ses flammes, j’ai développé une sorte de système de défense contre les pouvoirs lorsque j’étais à l’état d’embryon. C’était ça ou je finissais dévorée par le feu de mon frère…
-                Mais… Et Greuz ?
-                Greuz ?
-                Celui qui t’as plongée dans… le… le…
-                Le coma ? suggéra doucement Gabrielle.
Elle vit Lizzie se tendre et libéra ses doigts. Elle avait l’impression que ses membres étaient lestés de plomb… Elle se sentait tellement faible… Il lui faudra des mois, peut-être même plusieurs années, de rééducation avant de pouvoir de nouveau se déplacer normalement. Elle savait qu’elle avait été endormie pendant une très longue période… Et, presque inconsciemment, elle s’en voulait. De ne pas avoir été là, ou plutôt, de n’avoir été qu’une masse inerte qui obsédait les esprits, cette masse incapable de réagir, de sourire, de rassurer… 
Elle reporta son attention sur Lizzie qui attendait. Elle lui sourit.
-                Le coup a été trop fort, j’aurais dû en mourir. Je ne dois ma survie qu’à ma protection. Tout du moins, c’est ce que nous en avons déduit avec Arra.
-                D’où connais-tu Arra ?
-                Elle est venue m’aider.
-                T’aider ?
-                Oui. Elle m’a guidée pour que je sorte enfin du coma.
-                … 
-                Lizzie… 
-                Oui, Gab’ ?
-                Prends-moi dans tes bras… 
Lizzie écarquilla les yeux, surprise par la demande, mais elle ne se fit guère prier. Elle s’assit sur le lit et, doucement, avec hésitation, elle passa un bras autour de la taille de la jeune femme et un autre autour de ses épaules. Après un ultime doute, elle posa ses mains sur elle. Gabrielle se laissa aller complètement entre ses bras, déchargeant son poids sur elle. Lizzie semblait toujours avoir du mal à y croire. Elle était réveillée… Oui, réveillée… 
-                Merci, hoqueta-t-elle alors que les larmes roulaient sur ses joues. Oh bon sang, merci… 
-                Merci à toi, lui chuchota doucement la jeune femme. Merci, Lizzie. Je suis revenue, merci de m’avoir attendue… 
Alors Lizzie éclata en sanglots. Elle serra son aimée contre elle de toutes ses forces, elle pressa sa chair contre la sienne, elle respira son odeur pour s’en imprégner. Doucement, Gabrielle remua ses bras faibles et, au prix de lourds efforts, elle enlaça à son tour la jeune femme.
Dans le couloir, Anaïs regarda un moment son plateau d’un air sceptique. Puis elle choisit de le reporter en cuisines pour laisser aux deux femmes le temps de se retrouver pleinement.
En souriant, elle décida également de ne pas appeler son agent pour ne pas gâcher son week-end avec son amoureux. Ce sera la surprise du retour !

3 commentaires:

Aline22 a dit…

La prière de Lizzie est absolument magnifique !

Anonyme a dit…

c'est vrai, ce passage est très émouvant :') bravo

Anonyme a dit…

original, de se marier pieds nus !